Qu’est-ce qu’un objet, une chose ?
Quelqu’un, après avoir affirmé qu’il était un homme, a dit : ― Rien de ce qui est humain ne m’est étranger . Mais qu’est-ce qui est humain dans un objet de l’homme, un objet artificiel? Pourquoi et comment l’homme crée-t-il des objets, beaucoup plus d’objets que l’animal ? Et d’abord qu’est-ce qu’un objet ?
Etymologiquement, depuis une origine latine, un Ob-jet est une chose jetée devant, définie par ses relations avec tout ce qui l’entoure, qui participe à un environnement extérieur ; une chose qui a une fonction ou plutôt un fonctionnement, avec laquelle l’homme entretient un rapport d’extériorité ; fonctionnement d’un processus qui est l’effet nécessaire d’une cause efficiente : l’ensemble des lois de la nature. C’est une réponse à la question « comment ?».
Elle conduit à définir comment l’objet artificiel doit être :
-en son intérieur pour fonctionner, en prenant en compte ses propriétés et limites et celles des êtres humains extérieurs auquel il est destiné ;
-et vers son extérieur pour atteindre le but recherché et attendu par des usagers éventuels[1], tel que l’imagine le créateur.
L’objet ou système artificiel a aussi été décrit :
par Herbert Simon, comme une interface entre un environnement externe et un environnement interne, adaptés l’un à l’autre pour que l’interface serve le but assigné[2] ; et selon Claude Bernard, limité par une frontière séparant un milieu intérieur d’un milieu extérieur, à travers lesquels s’opèrent des échanges.
De son coté la question « pourquoi » devient : qu’est-ce qu’un objet finalisé, chose avec laquelle un homme devrait entretenir un rapport d’extériorité, effet attendu d’une cause finale recherchée? En termes ordinaires : à quoi ça sert ? qu’ai je à faire de ce que cet objet, cette chose, ce système fait ?
La chose est jetée devant quelqu’un qui la « voit » ou non, et qui com-prend : prend ensemble (dans ses mains) ce dont elle est constituée, au propre ou au figuré : quelqu’un qui est donc parvenu à se tenir en équilibre sur deux pattes, à former des mains préhensives au bout des deux autres pattes, et dont la vue a supplanté dès lors l’odorat éloigné du sol : ce qui explique l’absence de cette chose, l’objet, chez la plupart des animaux.
Ce quelqu’un pourrait être l’homme qui conçoit l’objet pour le créer. Mais l’objet conçu par l’homme pour être créé est-il une chose ? Pas sous la forme d’un concept, objet abstrait qui n’est pas une chose, mais une classe: groupe d’objets ayant des propriétés ou caractères ou relations en commun : un objet culturel immatériel dans notre vocabulaire.
Ce quelqu’un pourrait être celui pour qui l’objet est créé.
L’homme apparaît dans cette perspective comme un être-au-monde, un Su-jet : subjectum en latin, un être jeté dessous, sous-mis ; et en anglais, understood : placé au dessous ; traduit en français par com-pris.
On oppose d’habitude un sujet-qui-pense à l’objet chose-qui-est-placée devant, affecte les sens, et dont l’existence est supposée indépendante de l’esprit, ce qui présente ici l’inconvénient d’introduire les catégories de sens et de pensée prématurément : comment trancher entre le solipsiste, qui refuse l’objet et un autre sujet que lui-même, qui tient la communication pour une illusion ; le réaliste pour lequel il n’y a pas de sujet, il n’y a que des objets physiques, et la communication est une interaction enrichie entre objets ; l’idéaliste (britannique) pour lequel la réalité est composée d’objet et de pensée « qui s’entre-appartiennent » ; le philosophe Husserl qui met entre parenthèses le “je suis” cartésien, ajoute à son “je pense le “pensé”, parle d’intentionnalité, de conscience d’être conscience de quelque chose par quelqu’un, de porter son “pensé” en elle-même; le philosophe Heidegger et ses disciples, pour qui l’objet et le sujet sont inséparables comme manifestations de l’être-là jeté au monde dont les interprétations proviennent de son histoire, de sa tradition, de sa culture d’être vivant et social ; et le philosophe Simondon, reprenant les thèses de Bergson, selon lequel à l’origine dans un état pré-individuel il n’y a ni objet ni sujet, car il faut expliquer l’apparition d’un être-devenir à partir de la genèse d’un sujet pensant et objet pensé compris dans un même processus d’individuation qui les réalise comme individus ; quelle attitude adopter ? si ce n’est que pour aborder le thème des objets artificiels la position réaliste paraît la mieux appropriée, en adoptant à leur sujet l’attitude philosophique préconisée par Husserl.
Les philosophes cités l’ont abordé à leur manière à l’aide « de mots difficiles et de concepts abstraits », dont selon le logicien Peirce il sera utile, voire nécessaire, « d’établir la signification [3]» en termes aussi scientifiques que possible, par leur analyse logique.
On n’échappe pas non plus facilement à la question : Qu’est-ce qui est une chose ?: Ce qui se montre, et aussi ce qui ne se montre pas : le vent, la mort, tout ce qui est quelque chose plutôt que rien.
Qu’est-ce qui n’est pas une chose ? « L’homme, le chevreuil dans la clairière, le brin d’herbe[4] » : l’être vivant dont l’être humain, mais aussi ce qui n’est pas « une chose tout court : la cruche et le lait dans la cruche, le marteau, la hache ».
L’objet artificiel, technique ou culturel, n’est pas une « chose », affirment des philosophes ; la chose tout court, ce peut être une pierre (mais pas un biface !), un morceau de bois[5] (attention, il a été un morceau d’être vivant !).
Par opposition à l’objet artificiel, appelons objet naturel, plutôt que chose, un étant obéissant aux lois de la nature mais ne répondant à aucun but : par exemple un bloc de granit.
Pour Heidegger, l’objet naturel, ou chose tout court, est ce autour de quoi on rassemble les « qualités marquantes de la chose » : ta symbebikota, données d’avance avec elle ; c’est elle qu’Aristote a voulu appeler : hypokeimenon, ce qui est placé dessous (mais non jeté), le substrat immuable de la chose, la matière originelle, mais que les Romains ont interprétée, à partir de sa traduction hypostasis : base, fondement, par substantia; et symbebikos, par accidens : la chose n’est plus représentée par le rassemblement dans un fond d’un sujet avec des prédicats, par un simple ensemble, mais par une relation d’ordre, structurée en « l’union de la substance avec ses accidents » : cette interprétation n’est pas une traduction, elle n’est pas ce que dit la parole grecque, et selon Heidegger elle « prive désormais de tout fondement[6] » la pensée occidentale, suspendue dans le vide! Le concept de chose n’étant pas une chose mais une classe, du rationnel, ne saisit pas l’être de la chose : « il l’insulte [7]».
Comment l’éviter ? En laissant les choses exprimer leur choséité sans aucun barrage, sans interposer aucun concept, propose Heidegger : la chose comme « une multiplicité de sensations » par tous nos organes des sens. Mais est-ce bien la vérité des choses ?
Nous sommes assaillis par toutes sortes de bruits, mais nous avons perçu dès l’abord la chose qui les produit : « c’est le vent que nous entendons gronder dans la cheminée, la Mercédès que nous repérons immédiatement » dit Heidegger ; la chose vent, chose tout court, et non pas un son de telle fréquence intensité et timbre, ni un bruit ; la chose Mercédès qui n’est pas chose tout court, mais qui aurait manifesté une choséité envahissante avant toute intervention d’un concept insultant.
Voire, mais cette choséité manifestée par du bruit devient immédiatement information, et par là si l’on veut début d’insulte, Mercédès-concept et non plus Mercédès-chose: dès qu’elle varie de rythme, de fréquence, de timbre, altération des transitoires, mais pas avant . Dès lors, dit Simondon,« les variations d’allure sont significatives et peuvent tenir compte de ce qui se passe en dehors de la machine[8] » dans son environnement.
Finalement l’interprétation primitive de la chose comme support de qualités marquantes, ou comme substance ayant des accidents, tient la chose à trop grande distance, et celle par une multiplicité de sensations la serre de trop près. Il faut reconnaître que dans tous les cas on a laissé échapper la matière de la chose. D’où une troisième interprétation, qui remonte au moins à Aristote : l’être d’une chose consiste en « la rencontre d’une matière avec une forme », un schème hylémorphique : la chose est une matière informée (pourquoi pas une forme matérialisée, accordée à une matière?). Le marteau, la hache, la cruche et le lait dans la cruche sont des matières informées, des objets artificiels par leur fin, et non des choses tout court.
Il ne semble pas en être ainsi du bloc de granit, assemblage désordonné de silicates qui se présentent sous la forme de cristaux : quartz, mica, feldspath, réputés non vivants. Et pourtant les cristaux naissent, grandissent, bougent, ils ressemblent par là aux vivants. Ce sont des systèmes auto-organisés, mais pas très dynamiques, ils finissent par se déstabiliser, il est vrai au bout d’un temps très long, comparable à celui de la formation du système solaire : des milliards d’années.
Les diamants ne sont pas éternels : extraits de couches profondes à haute température et pression, vers un environnement à température et pression normales, ils sont de structure métastable : leur composition atomique donne une impression de stabilité, mais finit par se transformer, très très lentement, en celle du graphite.
Il n’est donc pas certain qu’il existe d’autre chose tout court que celle sentie, quasi-instantanément révélée par la perception de sa présence, à la vitesse du son ou de la lumière, ou par une odeur : mais alors instantanément convertie par la pensée en un concept parmi d’autres, «insultant l’être», qui en a vu d’autres….
Suite => Ils sont fous ces romains !
[1] SIMON H. : Les sciences de l’artificiel, Gallimard, Essais 2004, pp 18 et 31.
[2] Ibid. , p.33
[3] TIERCELIN C. : C.S. Peirce et le pragmatisme, PUF 1993, pp.9-10
[4] HEIDEGGER M. : Chemins qui ne mènent nulle part, Gallimard, 1962, p.18
[5] HEIDEGGER M. : op.cit. p. 19
[6] HEIDEGGER M. : op.cit. p. 21
[7] HEIDEGGER M. : op.cit. p. 23
[8] SIMONDON G. : op.cit., p.192.
Montaigne disait de Térence (« Homo sum humani a me nihil alienum puto » ): « Quant au bon Terence, la mignardise, et les graces du langage Latin, je le trouve admirable à representer au vif les mouvemens de l’ame, et la condition de nos mœurs : à toute heure nos actions me rejettent à luy : Je ne le puis lire si souvent que je n’y trouve quelque beauté et grace nouvelle. »
On pourrait dire quelque chose de similaire sur vous: beaucoup de grâce dans votre blog!
Je vous remercie beaucoup de votre commentaire du blog que je viens d’ouvrir. Mais mon éditeur pour l’instant “ne puit le lire” , il le trouve “sans grâce” parce que trop long. Je l’ai donc coupé en trois tranches, que vous repérerez aisément, pour qu’il soit reconnu lisible. : Celui-ci est devenu: qu’est ce qu’un objet, une chose? Le suivant est : Ils sont fous ces Romains! Le troisième: vous trouverez bien!
Encore merci mais je dois activer avant d’être coupé!