Un concept est lui-même un objet artificiel, fabriqué par le cerveau humain pour le but de changer le monde, en aidant à créer de la nouveauté. Cet objet n’est pas une chose, il a un nom : le nom d’une classe. Émanation de la raison, le concept n’a pas de limites, mais le cerveau qui le produit en a : son volume, son temps de réponse, etc. , celles de l’appareil sensori-moteur et de l’appareil neuronal qui alimente en énergie et information sa capacité de créer ; les limites de la capacité humaine de s’informer et de raisonner, de concevoir et de créer, viennent s’ajouter aux caractéristiques du milieu intérieur de l’objet artificiel qu’on peut concevoir, qu’il faut prendre en compte dans sa définition.
Une création implique l’existence d’un ou plusieurs créateurs faisant preuve de créativité. Elle implique aussi que le problème du temps ait été éclairci, ce qu’on vient de tenter en partie. Pour qu’il y ait une création, il faut qu’il y ait un avant et un après, qu’on ait fléché le temps : sinon la création ne peut être qu’une découverte, la révélation d’une vérité cachée qui est dévoilée. Ayant découvert que le monde s’explique en grande partie en termes mathématiques, on a pu croire que cela impliquait que Tout a été créé par un Mathématicien, comparable à un Grand Ordinateur, ou plusieurs, formant une assemblée olympienne d’Ordinateurs qui se partagent ce travail considérable. Mais alors Il ou Ils auront tout prévu d’avance et il n’y a plus rien à créer : c’est ce que beaucoup croient, avec toutes sortes d’arguments théologiques. Il faut donc préciser que nous parlons de création par des êtres humains. Il se peut qu’une intelligence artificielle se révèle un jour capable de créer des objets nouveaux auxquels les humains n’ont pas pensé, mais qu’ils se mettent à désirer par imitation : objets répondant à un but de l’intelligence artificielle, peut-être différent d’un but humain. Mais nous n’en avons pas plus l’idée que les animaux n’en ont des objets qui intéressent les humains.
Création humaine
Cela dit, il y a mathématiques et mathématiques, adaptables à d’autres façons de voir le monde. Il semble que celui-ci évolue, qu’il ait une histoire, et une mémoire, plus ou moins sélective : il a été créé d’éléments pré-existants, qu’on redécouvre au fil du temps ; nous assistons alors à l’éclosion progressive d’une vérité cachée à des savants, lesquels sont apparus en temps voulu pour créer à leur époque les mathématiques explicatives de ce qu’ils voyaient évoluer. La création humaine consécutive implique la présence d’un minimum d’originalité : même si elle est ré-écriture elle commence par une imitation de quelque chose d’existant, qu’elle prétend dépasser. Il faut donc qu’il existe, sous une forme ou une autre, une indétermination du futur.
Nous voyons un monde qui semble s’auto-créer, ou (dans les termes de Spinoza) une nature naturante qui crée une nature naturée : à tout moment elle a la possibilité de prendre l’un ou l’autre de plusieurs sentiers qui bifurquent (dans les termes de Borges), entre lesquels elle choisit selon des critères dont on peut débattre, mais pour lesquelles les mathématiques adaptées à l’esprit humain sont le calcul des probabilités . Il préside au sort de la boule qui une fois lancée sur la roulette obéit aux mathématiques jusqu’à la prochaine bifurcation : à tout instant à notre échelle du temps, rien ne va plus, les jeux sont faits.
Il a fallu pour cela définir l’intersection (il fait beau ET le fond de l’air est frais) et la réunion (il fait beau OU (exclusif ou non) le fond de l’air est frais) d’éléments d’ensembles particuliers : les tribus de Borel, adaptées pour compter et mesurer la probabilité d’événements, qui vont ou non se produire, dont on a soigneusement choisi l’univers, la manière dont on les assemble, en définissant un espace de probabilités.
Ces ensembles d’informations ne sont donc pas des ensembles d’éléments constitutifs d’objets, dont la structure dépend des propriétés qu’on leur attribue, autorisant la réunion non pas d’événements mais d’éléments possédant telle propriété, ou leur exclusion s’ils ne la possèdent pas, auquel cas leur intersection opère un tri autorisant une séparation.
L’âge de l’univers : 14 milliards d’années, n’est pas suffisant pour qu’on puisse y loger tous les événements possibles, ne serait-ce que la création de toutes les enzymes formées par une chaîne d’une vingtaine d’acides aminés choisis parmi plusieurs centaines existants, réalisée dans le plus petit intervalle de temps concevable avec ce que nous savons des lois de la nature[1] : il est donc impossible, de très loin, que toutes les enzymes possibles aient été créées, essayées et triées par un Grand Sélectionneur. Il a fallu qu’Il les regroupe par grands paquets à éliminer en bloc par la sélection.
Créateurs humains
L’objet artificiel de création initiale abstraite, et l’objet concret terminal imparfait, sont d’abord soumis à des lois de la nature, cela quelles que soient leur origine et les contraintes subies en outre pour atteindre un but perçu comme un entrave déformante : on en est venu à accuser la technique, créatrice des objets artificiels munis d’un but humain, notamment les objets techniques, d’empêcher les choses d’être ce qu’elles sont, de faire oublier leur être, ce qui est peut-être vrai en partie si on les soumet à des concepts abstraits, alors que la technique elle-même vise précisément à leur faire atteindre ce qu’ils tentent d’être, d’en approcher.
Si l’on en croit Simondon, l’être d’un objet artificiel et surtout d’un objet technique, d’une innovation, se confond avec sa genèse, hors laquelle il n’existe pas, dont il suit le destin. Il observe l’analogie troublante entre deux processus : la chaîne généalogique d’objets techniques suivant une évolution progressive pour s’adapter de plus en plus près à un milieu associé, à une finalité, et la formation progressive d’un être vivant concret, à partir d’un embryon, par la nature. Mais il n’accepte pas qu’on parle des objets techniques comme s’ils étaient des objets naturels, qu’on croie qu’on va réaliser des machines vivantes, ce qui lui apparaît comme un fantasme de la cybernétique, celui de N. Wiener, devant lequel il recule : « On peut dire seulement que les objets techniques tendent vers la concrétisation, tandis que les objets naturels tels que les êtres vivants sont concrets dès le début [2]». Il s’empresse d’attribuer à l’homme la pensée, la réalisation de la concrétisation : « Sans la finalité pensée et réalisée par le vivant humain sur la Terre, la causalité physique ne pourrait seule produire une concrétisation positive et efficace… bien qu’il existe des structures modulatrices dans la nature[3]…là où existent des états métastables, et c’est peut-être un des objets des origines de la vie ». Il semble avoir peur du Golem : de l’Intelligence Artificielle, de confier à l’objet technique une véritable autonomie, alors qu’il voit bien dans la concrétisation au moins une amorce de tendance venant de l’objet lui-même, comme sa réponse réactive à la structure que le créateur cherche à réaliser.
Si nous cherchons une origine chez Piaget[4] qui a expérimenté un matériel sous-la-main : l’être humain à l’état naissant, où le système sensoriel et le système moteur s’ignorent réciproquement, puis organisent une interconnexion au contact du bruit, l’information première viendrait des actions sensori-motrices, précédant le langage, le concept, la représentation ; puis des actions intentionnelles. Au commencement est l’action indifférenciée du nouveau-né ne se percevant pas comme sa source, centrée sur un corps, l’attention fixée sur l’extérieur. Le Sujet émerge de la coordination des actions, et l’Objet de la réaction à cette action. La centration initiale sur le corps forme leur référence commune et leur localisation. Puis une révolution copernicienne décentre les actions du corps, reconnu être un objet comme les autres, par rapport aux opérations techniques.
Les actions se coordonnent par assimilations réciproques pour constituer la connexion entre moyens et fins caractérisant l’acte d’intelligence, et le sujet comme source d’actions et de concepts : il construit un espace où il se déplace, et y place des objets différenciés, susceptibles de répondre à une fin. Rien ne semble empêcher de le voir comme un Sujet Désirant les premiers Objets de Désir qui apparaissent quand son appareil neuronal s’est structuré. Rien non plus n’empêche de le voir comme un être pensant, capable de concevoir, créer par la suite d’autres objets, de découvrir le monde à l’aide d’autres objets que ses sens plus le langage : un téléscope, un nanoscope, un ordinateur ; de finir à la longue par faire la conjecture qu’il n’est lui-même qu’un système dynamique autoorganisé en une matière d’où émerge de la pensée, puis la conjecture que ce système pourrait un jour devenir l’esclave d’un système plus élaboré que lui, capable de le dominer comme il domine les animaux. Une telle description des relations de l’homme avec le monde, qui part de l’existence de sujets et d’objets, ne prétend donc pas expliquer l’origine de ces entités.
Mais le philosophe Heidegger préoccupé par l’être des choses, n’admet pas que nous soyons en relation avec elles à travers une représentation mentale : il rejette le dernier stade du schème sensori-moteur aboutissant au concept. Il n’admet pas davantage que les rôles de notre récit soient tenus par des sujets individuels : destinateur, concepteur, créateur, destinataire, dotés d’une conscience.
Il voit ces personnes comme des manifestations de l’être-là dans un monde. Leur accès au monde s’arrête au stade primitif de l’être ne se percevant pas comme sa source. L’être a accès au monde dans un sens pratique, jeté dans l’action ; l’objet artificiel n’existe pas dans ce monde, il n’existe que dans l’événement du manque-à-disposition, d’où il émerge comme étant à-portée-de-la-main. Il se manifeste dans un monde des sens.
Prenons l’exemple usuel d’objet artificiel a priori : le marteau. C’est un étant sous-la-main, qui ne se présente en tant que marteau que s’il est constaté qu’il manque-à-disposition : si le marteau est cassé, s’il est cherché et non trouvé, si on réalise qu’il a été prêté à un voisin alors que le besoin de planter un clou se présente là, finalité en quête d’objet. C’est alors seulement que sa « martéité » émerge, d’objet à concevoir et créer pour planter des clous plus aisément qu’avec un objet naturel dur [5]. Il n’existe qu’en fonction d’une action humaine potentielle, « en puissance », une manifestation de l’être-là à l’intérieur d’un espace de ces potentialités[6], dans un monde, une tradition, un contexte, où elle est transduite.
« Moins nous regardons la chose-marteau, plus nous le manions et l’utilisons, plus originelle devient alors notre relation à lui, plus il s’offrira à nous en découvrant ce qu’il est : un outil. Un pur regard simplement « théorique » sur l’apparence des choses ne nous fera pas découvrir un étant disponible sous-la-main[7] »
Main qui voit plus vite que les yeux et le cerveau de celui qui le manie. L’action manuelle possède sa propre manière de « voir » : celle élaborée par Homo Faber ?
En vérité le marteau, outil élémentaire, n’est pas un objet artificiel très significatif, alors que le philosophe voit l’être de la technique moderne comme un stéréotype achevé, tel que le décrit la notice jointe à l’objet : comme le tableau réduit à une toile peinte, comme un personnage de Molière ou de Racine réduit à un ensemble d’énoncés de sujets du baccalauréat, comme l’étranger vu par le xénophobe[8].
Heidegger agrée l’existence des objets techniques, qui sont bien utiles, mais il dit que « l’essence technique n’est rien de technique », elle est une volonté de dominer, symbolisée par la cybernétique.
Cela n’aidant pas à comprendre l’avènement et l’existence des objets techniques, Simondon remonte autrement, à l’origine même des relations entre l’homme et le monde, à l’état primitif de l’esprit humain et de son premier objet, qui selon Auguste Comte est l’état théologique commençant par le fétichisme, et selon Gaston Bachelard l’état concret glorifiant les objets de la nature[9]. Il a appelé genèse d’un objet technique sa formation en un individu ou individuation, et veut généraliser ce processus d’individuation, partant de la notion de forme et de celle d’information, au devenir de tout système suffisamment complexe, riche en potentiels. Les finalités d’un être vivant non humain étant trop restreintes, il fait appel à l’état magique, phase primitive de la relation de l’homme avec le monde, où il est vrai que la technicité a commencé : apparaissant comme une structure édifiée pour résoudre une incompatibilité, elle a dédoublé l’univers magique originel en faisant émerger une figure technique d’un fond occupé par l’univers religieux (alors que Durkheim voyait dans cet univers l’origine de toutes les formes élémentaires, dont la forme d’objets religieux : pierre, croix, drapeau,…).
Partant de cette origine, le devenir ultérieur confronté à de nouvelles incompatibilités fait émerger à nouveau d’autres dédoublements analogues à une caryocinèse : le technique en théorie et pratique, le religieux en morale et dogme ; nouvelles formes de figure et de fond : l’incompatibilité qui les provoque vient « du fait que ces différents modes de pensée sont issus soit de réalités figurales, soit de réalités de fond[10] ».
Le moteur des dédoublements successifs qui conduisent à la technique pourrait être la relation entre figure et fond généralisée par la théorie de la Forme, qui part du schème forme-matière : c’est la distinction figure-fond qui génère l’incompatibilité d’un système avec lui-même, à l’origine lointaine d’un univers antérieur à l’apparition du sujet et de l’objet et donc de l’objet artificiel et technique définissant une relation entre l’homme et le monde.
Plusieurs exemples tendent à s’approcher de considérations de cette origine : le candidat créateur s’efforce, comme le démiurge de Platon dans Timée, de fabriquer une perfection, de réduire l’écart du sensible à un intelligible pris comme modèle d’excellence, de beauté, mais dont le sensible n’est qu’une copie, qui ne peut être vraie. Tentant de mettre ce qui lui semble de l’ordre là où il voit du chaos, ce créateur guidé par l’abstrait peine à faire simple, dans le monde des objets concrets qui fait compliqué. Il est tenté de chercher sa vérité dans ce qu’il appelle pur, sans mélange, sans pièce rajoutée, en opérant une réduction du réel : réminiscence des savants grecs antiques dont la philosophe Simone Weil croyait qu’ils n’étaient pas matérialistes, et regardaient la science comme une étude religieuse, en relation avec la pureté[11]. La réduction, la purification, est une forme de déracinement, d’arrachement des racines aux choses pour obtenir l’abstraction, parvenir à la généralisation. Peut-être est-ce une tentative inconsciente de retrouver l’être dans la nature, pendant une mise entre parenthèse d’un but suspecté.
Notons que ces « savants » antiques étaient souvent des philosophes de la nature tentant d’expliquer le monde sans faire beaucoup d’expériences : techniques reléguées dans la techné, pour vérifier le bien fondé de l’explication, de l’ epistémé ; des penseurs de concepts gardant les mains dans leurs poches pour éviter de manipuler l’impur par une telle pratique ; à l’exception possible des architectes, des sculpteurs, des facteurs d’instruments de musique, ils étaient des hommes libres qui commandaient à des esclaves le travail, à effectuer dans un atelier qu’ils ont dû voir comme une boîte noire, limitant le champ de la vérité à expliquer : ils ordonnaient la création d’une forme précisée par un dessin, à l’aide d’une matière montrée du doigt, sans se préoccuper de la manière dont cette matière utilisable avait été élaborée peu à peu à partir de la nature au cours des siècles passés, et des formes qu’on pouvait ou non parvenir à réaliser avec la matière indiquée, en lui appliquant les forces qu’elle pouvait supporter, découvertes par essai et erreur (par des artisans, par les esclaves).
De nos jours, une science actrice, un nouveau modèle de science, créé en vue de mieux expliquer des aspects du monde que le meilleur modèle existant, qui l’explique mal ou pas du tout, peut être considérée sous un angle pratique comme un objet culturel particulier conçu pour atteindre un but humain : le désir de comprendre la nature ; à plus forte raison si ce modèle permet de maîtriser des phénomènes utilisés dans des applications pratiques recherchées : autres buts humains, même si on ne les comprend pas, comme par exemple l’ordinateur quantique, l’ADN, ou l’imprimante du bureau.
Suite => L’imitation dans la création
[1] ATLAN H. : L’intuition du complexe et ses théorisations, in : Les Théories de la complexité, Seuil, 1991, p.10
[2] SIMONDON G. : Du mode d’existence des objets techniques, Aubier1958 et 2012,p. 59
[3] Ibid. p. 60
[4] PIAGET J. : L’épistémologie génétique, PUF Que sais-je ? n° 1399, 1970, pp.14 et seq.
[5] WINOGRAD T et FLORES F. : L’intelligence artificielle en question, PUF, Paris, 1989, p. 70.
[6] WINOGRAD T et FLORES F. : op. cit. p. 66.
[7] STEINER G. : L’être et le temps, in : Martin Heidegger, Flammarion, Paris, 1987 p. 119.
[8] SIMONDON G. : op. cit. p. 202
[9] BACHELARD G. : La formation de l’esprit scientifique,Vrin , 1980, discours préliminaire, p. 8
[10] SIMONDON G. : op. cit. p. 219
[11] WEIL S. : L’enracinement, Gallimard Essais 1949.