Notions de base
Pour expliquer l’univers, les anciens s’appuyaient sur un principe constitutif du monde : l’arkhé, capable d’agir sur un élément matériel, le stoikhéion, susceptible de transformations assez souples pour prendre toute la diversité des apparences du devenir.
La pensée du philosophe Simondon s’inspire de celle du philosophe ionien Anaximandre, qui a proposé comme arkhé, principe à l’origine de tout ce qui existe, l’apeiron : l’illimité en étendue, sans contour externe ; l’innombrable en quantité ; l’indéfini en qualité, sans limite interne ; l’inengendré, l’immortel, sans commencement ni fin, cause de la genèse comme de la destruction de toute chose, et a choisi ensuite de représenter les formes changeantes du devenir par « les contraires ».
Dans un esprit voisin, Simondon propose une représentation modernisée de l’apeiron d’Anaximandre, basée sur les dernières connaissances scientifiques. Au lieu d’aborder la réalité de l’être comme individu constitué et donné, et chercher ensuite quelle est son origine, il admet l’existence préalable d’un état préindividuel, devenir de l’être, équivalent de l’apeiron, de l’être en tant qu’être, d’où émerge la genèse d’un processus d’individuation, de réalisation d’un individu, être en tant qu’il devient.
L’individu n’advient pas à partir de rien, il est précédé d’une réalité préindividuelle : Simondon l’avance comme une hypothèse à examiner, une dimension du réel qui échappe à la perception, un apeiron. Elle échappe aussi à la connaissance, puisqu’aucune logique, aucune norme n’est disponible à ce niveau pour l’introduire : nous ne pouvons pas connaître le préindividuel, ni même avoir une connaissance de l’individuation, au sens habituel de ce terme : « nous pouvons seulement individuer, nous individuer (individuer notre pensée) : cette saisie est donc en marge de la connaissance proprement dite, une analogie entre deux opérations, ce qui est un certain mode de communication[1] »
L’individuation est un processus. L’être de l’objet peut être connu par le sujet, mais c’est par l’individuation de la connaissance que l’individuation des objets sera saisie. Pour donner consistance à ce préindividuel, il l’introduit comme un système recélant des potentiels énergétiques en état de tension et d’incompatibilité, au lieu de l’énergie potentielle usuelle susceptible d’être activée, qu’il réserve pour l’individu à venir.
A première vue Simondon semble ainsi s’inscrire dans la lignée de ceux qui, au lieu d’opposer le devenir qui s’écoule d’Héraclite à l’être immobile de Parménide, les composent en un être-devenir, « mode de résolution d’une incompatibilité initiale riche en potentiels » « Le devenir est une dimension de l’être[2] , correspond à une capacité que l’être a de se déphaser par rapport à lui-même, de se résoudre en se déphasant : l’être préindividuel est l’être en lequel il n’existe pas de phase. » « L’individuation correspond à l’apparition de phases dans l’être qui sont des phases de l’être [3]».
Le devenir est la répartition, l’étalement de l’être en « phases », tantôt temporelles, tantôt spatiales.
L’entreprise philosophique de Simondon étant très vaste, et son vocabulaire difficile à saisir, ne disposant peut-être pas d’une variété suffisante de mots pour en décrire les méandres, nous en avIons d’abord retenu ce qui a trait aux objets artificiels, en citant son livre traitant du mode d’existence des objets techniques. Son intention est « d’étudier les formes, modes et degrés de l’individuation pour replacer l’individu dans l’être, selon les trois niveaux physique, vital et psycho-social[4] ».. . « Aux notions de substance, de forme, de matière », il substitue « les notions plus fondamentales d’information première, de résonance interne, de potentiel énergétique, d’ordres de grandeur[5]» : tentons d’élucider au préalable en quoi consistent ces notions.
Dans le souci de « ne pas monter plus haut que la chaussure », notre exposé n’explorera que deux de ces « phases », « degrés », ou « niveaux » de l’individuation : l’individuation physique qui traite des objets techniques, et l’individuation de la connaissance, objet culturel de l’invention.
Mais d’autres précisions sont nécessaires : Simondon désigne par le mot paradigme un exemple, voisin de ce qui est appelé ici modèle ; par le mot schème un processus mental particulier, et par le mot transduction une opération analogique dont l’application à la connaissance, à l’invention, présente une ressemblance considérable avec l’abduction, comme application aux deux « phases» retenues pour l’exposé de l’analogie des relations (sans rapport avec la notion physique de phase) ; mais le mot abduction lui-même n’apparaissant nulle part dans ses écrits, il a peut-être voulu marquer une différence, la transduction s’étendant à plusieurs autres phases méta-physiques. Il semble donc logique de présenter son schème de la transduction à partir des paradigmes qu’il introduit.
Pour le spécialiste des signes Peirce, il faut inventer des mots nouveaux pour exprimer des idées nouvelles : c’est ce que Simondon tente de faire pour parler de l’individuation. Mais en s’inspirant de la thermodynamique pour exprimer ses vues philosophiques, il confère à quelques notions physiques usuelles une signification métaphysique qui les dépasse et rend d’autant plus perplexe qu’il s’en sert sans arrêt en omettant de les définir : par exemple il parle de tout ce qui a tendance à se transmettre comme d’une résonance interne, qui faute de définition physique précise sonne comme une « vertu transmitive », plutôt qu’une liaison interactive entre corps contigus, ou une interaction entre les éléments adjacents d’un milieu continu.
« Le véritable principe d’individuation est la genèse elle-même en train de s’opérer, c’est à dire le système en train de devenir, pendant que l’énergie s’actualise. […] C’est le système énergétique qui est individuant dans la mesure où il réalise en lui cette résonance interne de la matière en train de prendre forme et une médiation entre ordres de grandeur[6] ».
Il semble désigner par ordres de grandeur les aspects macroscopique et microscopique de la matière utilisée : l’objet est alors vu comme « une multiplicité de sensations », éventuellement amplifiées par des instruments. Notons enfin qu’au plan général la transduction apparaît comme une opération par laquelle un domaine subit une information.
Dans le domaine physique, biologique, la transduction est l’opération d’individuation : processus de réalisation d’un individu, ou de quelque chose dans un individu par un individu. Considérée comme principe explicatif, elle n’explique rien du tout. Mais si confronté à un phénomène j’émets une hypothèse, le principe est un moyen d’en tirer une explication du phénomène ( ce qui est l’abduction).
Dans les sciences physiques proprement dites, on appelle transduction la transformation d’une énergie en une autre de nature différente, à l’aide d’un transducteur. Chez Simondon, il s’agit de l’actualisation d’une énergie potentielle, de relations dynamiques reliant des termes qu’elle a constitués, qui ont été préalablement individués : la transduction est en même temps la genèse de ces relations, entre des termes définis de proche en proche, dont le mode d’existence consiste à être en relation. Elle s’étale à partir d’un centre vers deux extrémités qui sont les termes reliés, sous réserve qu’elle possède une réserve d’énergie potentielle actualisable capable de structurer le domaine exploré, qu’elle parte d’un état métastable où elle n’a pas actualisé toute son énergie, avant d’atteindre un état d’équilibre stable à partir duquel aucune transformation ne serait plus possible.
Le philosophe est parti d’une ontogenèse, processus de développement progressif d’un être, jusqu’à la formation d’un individu : l’individuation est une forme qui émerge d’un fond et se propage. Le processus d’individuation en progrès est donc une transduction. La transduction, opération de proche en proche entre éléments déjà structurés et de nouveaux éléments le devenant, est le modèle le plus primitif et le plus fondamental de l’amplification, forme de résonance interne :
« Nous entendons par transduction une opération physique, biologique, mentale, sociale, par laquelle une activité se propage de proche en proche à l’intérieur d’un domaine, en fondant cette propagation sur une structuration opérée de place en place : chaque région de structure constituée sert à la région suivante de principe de constitution, si bien qu’une modification s’étend ainsi progressivement en même temps que cette opération structurante[7] ».
Simondon s’inspire ici du modèle de la cristallisation, où un cristal croît de proche en proche en asservissant l’énergie potentielle. La cristallogenèse est transductive : le cristal naît d’un germe dans une solution sursaturée, ou en surfusion, domaine qui détermine la structure où s’actualise l’énergie potentielle. Le cristal n’est individu que pendant sa genèse, dans un milieu qui naît en même temps, pendant la durée de cette résonance interne.
Dans le domaine de la connaissance, la transduction est un processus mental, une démarche de l’esprit qui découvre : la transduction « définit la véritable démarche de l’invention, qui n’est ni inductive ni déductive, mais transductive, c’est-à-dire qui correspond à une découverte des dimensions selon lesquelles une problématique peut être définie ; elle est l’opération analogique en ce qu’elle a de valide[8]». On remarquera qu’alors elle est donc en ce domaine véritablement synonyme de l’abduction[9]. Elle suit l’être dans sa genèse, elle accomplit la genèse de la pensée pendant la genèse de l’objet : la pensée est une « phase » de l’être-devenir.
L’objet culturel « connaissance » apparaît après la stabilisation de l’opération de l’individuation qui disparaît, incorporée à son résultat : ce qui explique l’oubli de l’opération. « L’individu est constitué de questions qu’il doit résoudre lui-même[10] ».
Des modèles particuliers de transduction sont exposés dans d’autres articles, ainsi qu’une application des concepts ci-dessus à un exemple familier.
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[1] SIMONDON G. : L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Millon, Grenoble 2013, p.36
[2] SIMONDON G. : op. cit., p.25
[3] ibid.
[4] SIMONDON G. : op.cit. p. 32
[5] ibid.
[6] SIMONDON G. : L’individu et sa genèse physico-biologique, P.U.F. Epiméthée, 1964, p.43
[7] SIMONDON G. : L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Millon, Grenoble 2013,p.32
[8] SIMONDON G. : op.cit. p. 33
[9] Cf l’article: L’analogie, modèle de l’abduction.
[10]COMBES M. : Transduction,information,individuation(Simondon), in : Transversales-Globenet