Ils sont fous ces romains !
Il peut arriver qu’un objet naturel semble imiter un objet artificiel par une dépendance apparente vis-à-vis de son environnement. Ainsi un élève ingénieur des mines cherche à déterrer dans une plate bande du jardin du Luxembourg voisin de son école une pierre dont il escompte qu’elle ne provient pas du monde civilisé, mais d’un morceau d’objet présumé naturel ; puis à des époques significatives en histoire comme en août 1944, en mai 1968, il en trouve même devant la porte de l’École voisine : il la soulève dans le creux de sa main pour la soupeser, puis la scruter, la gratter, la renifler, la goûter, la cogner contre une autre pour écouter le son etc. : les accidents de la substance, qu’il lui attribue ou non une existence, en la nommant pour l’identifier.
Mais la pierre, par elle-même, sans intervention extérieure, ne fait rien, ne contient ni n’indique aucune information, il ne lui arrive rien, ou presque, sans intervention humaine : le professeur de géologie Louis Neltner à l’École des Mines nous contait qu’un jour, avant la conquête du Maroc, il avait entrepris une balade géologique dans l’Atlas non loin de Marrakech, suivi d’un bédouin juché sur un âne bâté de deux couffins, dont il avait loué les services. Quand il eût terminé sa collecte précieuse de cailloux entassés dans les couffins, il demanda à son compagnon de le rejoindre à la porte de la ville vers laquelle il repartit en bicyclette ; mais ne connaissant pas l’arabe il ne put lui expliquer la nature de la cargaison. Dans le but humain de ne pas charger la bête d’un fardeau jugé inutile, le bédouin jeta sur le bord de la route tous les cailloux, et rendu à l’entrée de la ville, remplit à nouveau les couffins de pierres ramassées sur cet autre bord de route.
On peut lui prêter des pensées semblables à celles d’Obélix :― Ils sont maboul ces Roumis ! Quelle idée d’aller chercher des pierres au loin à la montagne, alors qu’il y en a partout…
Ainsi notre définition première de l’objet artificiel est à la fois trop restrictive si elle ignore la finalité de certains cailloux pour certains humains, et trop générale si cet objet pouvait être un être vivant, conçu et créé dans un but humain.
Il pourrait même être alors un humain qui conçoit et crée un humain, par exemple mais pas forcément en s’accouplant avec un humain d’un sexe différent : un humain qui lui-même a été créé ainsi, dès lors qu’un être vivant, voire un être humain, est désormais identifié comme un exemple de système dynamique auto-organisé parmi d’autres, ayant réussi à acquérir le langage, qui lui permet d’exprimer ses pensées, qu’il présente comme attributs de sa substance : objet naturel assurément selon notre définition : mais que dire des expériences chimiques faisant émerger du nouveau, des modèles informatiques de réseaux booléens dont l’étude a permis d’avancer cette identification? Ce genre de système dynamique auto-organisé n’est-il pas aussi en même temps un objet artificiel culturel, immatériel si on ignore le hardware?.
En attendant, la raison prolongée par des mathématiques élaborées, et le monde des sens prolongés par des instruments précis et coûteux, se conjuguent pour conférer aux objets matériels quels qu’ils soient un air de nécessité sous un certain angle : ils sont composés de molécules formées d’atomes, ensembles d’électrons et de quarks évoluant dans un champ de bosons, en avant-dernière analyse (il ne faut décourager personne).
Il en est ainsi de l’être vivant, qui existe en changeant, en se créant continuellement : il est ce qu’il fait[1] ; il en est peut-être de même de l’objet naturel non-vivant, qui donne l’impression de ne pas changer, mais qui ne fait peut-être que changer beaucoup plus lentement que les végétaux ; mais, semble-t-il, il n’en est pas ainsi de l’objet artificiel, qui à l’inverse après avoir changé finit à la longue par ne pas pouvoir être autre qu’il n’est[2] et reste ce qu’il est, ou ne change que par apport extérieur[3] : du moins à notre échelle.
S’il est comme la plupart des êtres vivants d’un seul morceau, simplement connexe ou non suivant la description des trous qui le traversent, ce n’est qu’un changement de forme ou un déplacement : les éléments ne changent pas, tant qu’on ne descend pas jusqu’aux atomes et au delà.
Si l’objet est déformable, et subit une déformation permanente, il change sans retour. L’objet vieillit. Il peut perdre aussi de la matière, par usure , ou en gagner, par exemple si on le peint ou si on le garnit d’ornements : il a une histoire, de création de forme.
La matière montre une tendance à constituer des choses isolables ayant une forme, une limite qui confère à l’objet isolé une individualité et dessine :« le plan de nos actions éventuelles, qui est renvoyé à nos yeux comme par un miroir… supprimez cette action, et les grandes routes qu’elle se fraye d’avance, par la perception, dans l’enchevêtrement du réel, l’individualité du corps se résorbe dans l’universelle interaction qui est sans doute la réalité même[4]».
L’individualité comporte une infinité de degrés, et il est impossible d’en donner une définition précise, car l’individualisation est un processus, l’évolution d’un état en voie d’une réalisation qui n’est jamais réalisée parfaitement : si elle l’était, « aucune partie détachée de l’organisme ne pourrait vivre séparément » ; dans ce cas, « la reproduction serait impossible, puisque c’est la constitution d’un organisme nouveau » par un fragment de deux individus existants.
Or l’individu éprouve « le besoin de se perpétuer dans le temps, il le condamne à ne jamais être complet dans l’espace[5]». Comment un être vivant se distingue-t-il d’un objet ? L’être vivant « a été clos et isolé par la nature elle-même. Il se compose de parties hétérogènes qui se complètent les unes les autres : c’est un individu[6] ».
Tenons-nous donc jusqu’à nouvel ordre à une définition opérationnelle, couvrant des objets artificiels en nombre limité , qui seront pour la plupart des objets matériels, pouvant présenter quelques propriétés de systèmes autorégulés, mais aussi quelques systèmes qui comprennent des êtres humains fonctionnant d’une manière spécifique, et même un système où ce fonctionnement consiste à survivre dans un environnement[7].
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[1] BERGSON H. : L’Évolution créatrice, PUF, 1969, p.7
[2] SIMONDON G. : Du mode d’existence des objets techniques, 1958 et 2012, . p. 23
[3] BERGSON H. : op.cit. p.8
[4] BERGSON H. : op.cit. p.11
[5] BERGSON H. : op.cit. p.13
[6] BERGSON H. : op.cit. p.12
[7] SIMON H. : Les sciences de l’artificiel Gallimard, p.35