Comment mesurer le temps ?

La mesure de plus grande utilité humaine concerne le temps. Le berger le mesure en nombre de périodes ordonnées, qui séparent des reproductions successives d’événements identiques. L’unité de temps est une durée, plus précisément celle d’un intervalle entre deux instants comme les deux traits sur la règle de platine : la journée, temps de passage du soleil entre son lever à l’horizon et le lever prochain quand il reparaît après avoir disparu  ;  l’année, temps qui s’écoule entre deux solstices de juin  ;  la période de battement d’une horloge, assez voisine de la durée d’un pouls humain. Continuer la lecture

Publié dans CONCEPTION ET CRÉATION, PHILOSOPHIE | Marqué avec , , , , , , | Laisser un commentaire

Une technologie simple: le VEC

Une technologie simple : le VEC

   François Giraud a élaboré  en 1970 un système d’une grande simplicité, d’une technique d’emploi très souple, sur lequel on pouvait fonder l’espoir d’une haute fiabilité pour un coût peu élevé : entièrement basé sur des principes physiques élémentaires, il n’utilisait ni ordinateur ni microprocesseur encore inexistants, mais de simples relais électriques.

Les explications techniques détaillées ci-après sont données comme exemples d’une adaptation progressive d’un système artificiel, imaginé dans un laboratoire, à la demande de son destinataire dans son environnement externe, dans des conditions particulières très difficiles.

Nous avons expérimenté tout d’abord dans notre atelier en 1970 un people mover VEC, dont le véhicule était une sorte de canapé à trois places qui défilait latéralement à travers la station d’embarquement, porté par une courroie animée d’une vitesse de 0,35 mètre par seconde.

Si une personne montait dans le véhicule en posant le pied sur le marchepied, celui-ci basculait, provoquant un arrêt, et la personne s’asseyait dans le véhicule immobilisé ainsi, mais qui repartait aussitôt que la personne libérait le marchepied en s’asseyant.

Le VEC expérimental ainsi construit a été mis en service pendant deux mois en 1972 à titre démonstratif sur la dalle de la Défense.

L’installation du VEC à La Défense consistait en une galerie de 170 mètres reliant deux abris de station, couvrant un convoyeur mu par des moteurs électriques linéaires, transportant d’un terminal à l’autre des véhicules de trois places. Dans les stations à chaque extrémité, on avait disposé une plaque tournante pour le retournement des véhicules du quai d’arrivée au quai de départ dans l’autre sens situé en face, et un caisson de retournement de la chaîne de convoyeur formant une boucle.

Cette exploitation réelle montra que le public ne réagissait pas comme les promoteurs l’avaient imaginé en laboratoire. Elle a permis au public d’inventer lui-même la manière dont il acceptait d’emprunter ce système inconnu : le passager qui voit la cabine s’immobiliser quand il pose un pied sur un marchepied, perplexe, reste sur place sans monter tandis que les cabines suivantes s’empilent derrière en file d’attente  ;  on devine qu’il cherche du regard un objet à saisir de sa main pour avancer l’autre pied tout en conservant un certain équilibre : il n’ose pas du tout monter dans un véhicule qu’il a lui même immobilisé, mais qui va se remettre en mouvement sous ses pieds dès qu’il aura quitté la terre ferme, s’il ne voit pas où il peut prendre appui avant de s’être assis.

                                    Fig 1. Vue d’une station Vec dans la zone d’arrivée

En somme, il réinvente le besoin d’une  «main courante»: le système a fonctionné sans problème dès que la cabine défilant sans s’arrêter lui a fourni des poteaux verticaux à agripper (Fig 1).

  Les moteurs électriques linéaires étaient des inducteurs (primaires) disposés au sol le long de la voie tous les 5 mètres entrainant à la vitesse de 5 mètre par seconde des induits (secondaires) réduits à de simples plaques de cuivre ;  les éléments composant la chaîne du convoyeur étaient ces plaques de cuivre portées par des patins: parallélépipèdes en bois ou en matière plastique glissant dans deux rails en U lubrifiés avec de l’huile soluble dans l’eau (Fig 2).

      Fig 2 À gauche une cabine quittant le convoyeur est portée par  une courroie de freinage jusqu’à l’arrivée                                                                                                   À droite une cabine au départ est portée par une courroie d’accélération    pour  être   transférée au convoyeur

Un premier résultat remarquable a été la réalisation de ce convoyeur très silencieux, par comparaison avec les convoyeurs rapides utilisés en manutention automatique qui font un bruit considérable de roulements ou de galets.

Le problème était de charger sur ce convoyeur des véhicules portant des usagers qui y avaient pénétré à la vitesse de 0,35 mètre par seconde, avant d’être accélérés jusqu’à 5 mètre par seconde, puis de les décharger vers une station d’arrivée en les décélérant de 5 mètre par seconde à 0,35 mètre par seconde pour que les occupants puissent en descendre (Fig 2).

Le mode de production automatique de cette accélération-décélération était le suivant:

Quelques milliers de mesures de l’accélération avaient montré une dispersion d’écart -type 2%. De ce fait, si les véhicules successifs étaient jointifs en station, séparés par leur longueur L= 2 m, et lancés à intervalles : L/0,35 = 5,7 secondes, ils étaient déposés avec confiance sur le convoyeur à l’intervalle minimum :

5,7 secondes x 5 mètre par seconde (+ 6%)= 30 mètres, augmenté par prudence sur ce prototype d’une distance de sécurité par un relais de retard au lancement.

La caisse des véhicules suspendue sur des ressorts d’automobile, était portée derrière les sièges par deux roues diabolo roulant sur un rail cylindrique, et posée à l’avant sur le convoyeur. Dans les stations, elle était posée à l’avant sur une courroie mue à 0,35 mètre par seconde (Fig 1).

Arrivé en bout de station de départ après avoir chargé  des usagers, , le véhicule était transféré sur une courroie mue à 5 mètre par seconde comme le convoyeur, en y reposant à son centre de gravité par une roue freinée  ;  une partie du poids du véhicule était transmis aux roues diabolo roulant sur le rail cylindrique, une autre partie à la roue freinée en venant au contact de la courroie rapide; elle subissait une force de frottement de glissement qui ralentissait de 5 mètres par seconde à zéro la vitesse relative entre le véhicule et la courroie rapide, ce qui revenait à accélérer ce véhicule à la vitesse à laquelle il pouvait être déposé sur le convoyeur, animé de cette vitesse de 5 mètres par seconde.

L’action de la roue freinée équivalait à celle d’un embrayage à friction. La suspension conçue comme celle d’un pèse-personne transportait à la roue freinée une fraction constante du poids, quelle que soit la répartition aléatoire du poids des usagers. Le freinage par rapport à la courroie produit par la roue freinée, équivalait à une accélération du véhicule par rapport à la station, qui était constante dans la mesure où le coefficient de friction roue freinée sur courroie était constant (égal à 0,2) avec des matériaux de friction éliminant l’effet de l’humidité : il était égal à la fraction constante de poids portée par la roue freinée, multipliée par 0,2.

À l’arrivée en bout de station de débarquement, le même mécanisme  ralentissait le  véhicule de 5 mètres par seconde sur le convoyeur à la vitesse de 0,35 mètres par seconde sur la courroie d’accès au débarquement des passagers.

À l’usage François Giraud s’est aperçu que ce système fonctionnait même quand on laissait les cabines  prêtes à partir s’empiler sur le quai d’embarquement sans avancer en une file d’attente derrière un usager en difficulté.

En plaçant en amont de la rampe de lancement une série de supports mobiles lents, voire immobilisés portant une cabine chacun, on obtenait un service très souple, où chaque usager montait à son tour à sa vitesse propre comme dans une file d’attente devant un guichet quand les usagers antérieurs sont servis chacun à son tour et à son rythme.

A contrario les tenants d’un mécanisme multiplicateur semblable à celui du trottoir roulant accéléré (comme le Delta V) soutenaient que le People Mover ne pouvait fonctionner qu’avec une cinématique rigoureuse, un mécanisme d’horlogerie faisant défiler l’offre de transport avec une précision de chronomètre à intervalles temporels bien constants. Mais englués dans des difficultés mécaniques, ils n’ont pu transporter du public et n’ont pas profité de son expérience : l’usager maladroit, qui n’avait pu monter, n’avait plus qu’à se replacer dans la file. Si le synchronisme programmé  lui avait fait perdre l’équilibre le système était arrêté. La controverse technique en est restée là.

Suite => Le VEC à la Fnac : des embûches

Publié dans PROBLÈMES TECHNIQUES, RÊVES DE TRANSPORT | Marqué avec , , , , , | Laisser un commentaire

Enseignements sur le transport collectif

Enseignements de notre start-up sur les files d’attente

Cytec est une start-up où j’ai travaillé avec François Giraud sur les transports collectifs, notamment sur le développementet la promotion du Système VEC. Nous avons  organisé, en 1973, un séminaire pour exposer aux chercheurs de la NASA, convertis après 1969 en chercheurs du TRI (Transportation Research Institute) à Boston, les résultats de nos réflexions et de nos réalisations dans le domaine des transports urbains automatiques.

Par la suite il me fut demandé en 1975 par Pierre Gilles de Gennes, nouveau directeur de l’Ecole de Physique et Chimie de la Ville de Paris d’exposer ces réflexions techniques aux élèves ingénieurs de cette École.

Le même séminaire fut proposé aux cadres de la RATP, mais au contraire du TRI ils estimèrent ne pas avoir d’enseignement utile à recevoir de Cytec. Cependant son directeur de l’information Robert Faure, informé de nos études, me fit organiser à la RATP un séminaire sur les files d’attente, en 1975.

J’ai cru naïvement que le personnel de la RATP s’intéressait aux files d’attente d’usagers de ses véhicules : autobus et rames de métro, que des nouveaux moyens de transport  proposent de réduire.

Mais la plupart des auditeurs étaient des informaticiens : c’était encore l’époque des perforatrices-vérificatrices, des opérateurs qui chargeaient la nuit de lourds disques de programmes à traiter sur ces disques des dinosaures Bull et IBM 360, et les programmeurs s’inquiétaient de la file d’attente… des résultats des programmes en cours de traitement.

Mes exemples d’application ont dû être modifiés pour répondre à cette finalité informatique de l’époque: Steve Jobs et Bill Gates ne s’étaient pas encore manifestés! Internet encore moins! Léonard Kleinrock venait tout juste de publier”Queuing Systems“, où  il exposait les principes de la commutation par paquets, à l’origine du réseau Arpanet de transport d’informations, ancêtre du futur Internet.

 

Continuer la lecture

Publié dans PROBLÈMES TECHNIQUES, RÊVES DE TRANSPORT | Marqué avec , , , , , | Laisser un commentaire

L’Aérotrain: le rêve.

En 1964, on apprend que les Japonais ont réalisé un train, nommé Shinkansen, qui relie Tokio à Osaka à une vitesse supérieure à 200 kilomètres à l’heure, qui semblait réservée à l’avion.

Intermède Japonais

Au Japon, ce Shinkansen traverse un grand nombre de tunnels, à une vitesse qui atteint le quart de la vitesse du son : à chaque sortie un coup de tonnerre retentit à l’extérieur, et les voyageurs en ont les oreilles bouchées. Les créateurs de ce train à grande vitesse (TGV) n’ont pas cru que c’était une manifestation du Dieu du tonnerre Faijin combattant contre le Dieu du vent Fujin, mais une onde de choc qui se réfléchissait en une onde de détente : la suite des tunnels se comportait bruyamment.

L’environnement externe ayant manifesté avec force son mécontentement, les créateurs voulurent résoudre le problème en imitant la nature, pour que le Shinkansen persiste dans son être : qui avait affronté un passage violent d’un milieu léger à un autre plus lourd ? Entre l’air et l’eau? Le martin-pêcheur ! On imita donc la forme de son bec et de sa tête, et le TGV japonais à tête de martin-pêcheur s’en trouva très amélioré et accepté par tous.

Naissance de l’Aérotrain

 

   Jean Bertin avait imaginé depuis 1962 un véhicule en forme de carlingue d’avion suspendue sur des coussins d’air, glissant sans frottement sur une surface plane, qui pourrait atteindre la vitesse d’un avion : l’Aérotrain.

Continuer la lecture

Publié dans - EMBUCHES DES CRÉATIONS, PROBLÈMES TECHNIQUES | Marqué avec , , , , | Laisser un commentaire

L’Aérotrain: les embûches

Un modèle mathématique

L’histoire que je rapporte ici est celle d’une étude de projet, de nature mathématique, qui s’est substituée à l’étude et à la réalisation d’un appareil prototype d’un moyen nouveau de transport, dont le promoteur Bertin a réalisé  de son coté ce qu’il pouvait, avec les moyens de sa société.

En 1967 le Ministère de la Production Industrielle a demandé une étude technico-économique de ce train à grande vitesse de technique inspirée de l’aéronautique, qui m’a été confiée : l’objectif était de voir si cette innovation séduisante avait un marché, si la grande vitesse répondait à un besoin général ou à un désir du public, et dans quelle direction optimale il était indiqué de tenter sa réalisation : Vaste programme !

L’environnement externe contenait à coup sûr, sous forme potentielle, l’information à partir de laquelle on pourrait induire quels seraient les désirs futurs du public et ses besoins nouveaux susceptibles d’être satisfaits quelques décennies plus tard, s’il apparaissait sur le marché dans un avenir prévisible un véhicule de conception et de contenance similaire à celle d’une carlingue d’avion commercial, donc semblable à un autobus, à un car, capable de rapprocher deux grandes cités au point qu’on puisse dans une même journée effectuer un trajet domicile- travail aller et retour, desservi à la fréquence du métro, ou de mettre Paris à portée de la mer dans une même journée.

Mais trouver l’information nécessaire pour écrire ce futurible relevait de la science-fiction ou de la divination. Rappelons-nous l’inventeur du téléphone, Graham Bell, qui croyait que son invention aurait pour utilité principale de permettre à des mélomanes d’entendre l’opéra à domicile : et l’inventeur de la T.S.F. la télégraphie sans fil de Marconi, qui n’a pas imaginé qu’on pourrait transmettre sans fil autre chose qu’une suite de points et de traits. De nombreuses illusions créatrices d’objets de transport répondant à un besoin, un désir facilement imaginé, se manifestent fréquemment.

En revanche, il m’était possible de recueillir l’information utile pour réaliser un objet dont on possédait la maitrise et l’expérience, et pour prédire par extrapolation les propriétés de tout objet de conception voisine  ;  et en déduire son coût, et ses avantages compétitifs en répondant à un besoin supposé. L’imitation d’un objet existant était un moyen puissant d’obtenir cette information extrapolée.

Le concept d’une étude technico-économique, comme la science de la conception, de l’artificiel, était à l’époque dans l’enfance et se réduisait à l’utilisation des techniques de la Recherche Opérationnelle. Mais le travail demandé ne consistait qu’à évaluer l’utilisation d’un appareil n’ayant donné encore lieu à aucune exploitation, pour satisfaire des besoins et désirs qui ne s’étaient pas encore exprimés  ;  on pouvait seulement rechercher des trade-offs : les valeurs de caractéristiques de construction variant en sens contraire, optimisant un coût et une performance.

Ainsi, partant d’ un Aérotrain prévu de 80 places réparties en 16 rangées de 5 places, nous avons commencé par comparer les véhicules de n rangées de p places tels que n x p = 80.

L’Aérotrain «panoramique» : une seule rangée de 80 places, convenablement profilée, de 50 mètres de largeur offrait la moindre traînée, donc la moindre consommation pour la propulsion, mais la contrainte d’insertion dans l’environnement était maximale et prohibitive tant par son coût que par sa nuisance.

L’Aérotrain «serpent» : file de 80 places à la queue leu leu, avait la plus grande trainée, la consommation maximale  ;  son insertion dans l’environnement était minimale mais il n’en tirait pas profit, car le matériel de propulsion était déjà plus large qu’un seul siège de passager.

À la satisfaction générale le calcul du trade off plaça l’optimum à 16 rangées de 5 places ! On ne pouvait pas faire mieux. On s’interrogea sur l’utilité de ce calcul. Elle était évidente : pourquoi 80 places ? Et si le calcul avait prouvé qu’un Aérotrain serpent ou panorama était viable, voire préférable en offrant la possibilité d’un service nouveau, inédit et désiré par un certain public ?

Le principal sujet de discussion qui s’ensuivit porta sur la formulation de la fonction d’utilité définissant le service rendu à optimiser : cela revenait à calculer pour une technologie, une vitesse donnée ce qu’on appelait un «coût généralisé» : un coût du kilomètre–passager fonction des paramètres retenus, auquel on ajoutait la «valeur du temps» passé par le passager dans le train.

 Dans sa conception de la grande vitesse, Bertin exposait à la DATAR qu’il fallait remplacer la notion de distance par celle du temps de transport acceptable. Dans cette perspective, un temps de transport trop long devrait être considéré comme une perte de la collectivité transportée, s’il pouvait autrement être utilisé à effectuer un travail  ;  la valeur du temps serait alors le coût de l’heure de travail que le passager peut fournir avec le temps économisé.

Cette conception n’est pas très éloignée de celle du philosophe Bergson, qui méditait sur le temps vécu à attendre que le morceau de sucre fonde dans son verre, et qui réfutait le paradoxe de Zénon sur Achille et la Tortue en concluant que « le temps est invention ou il n’est rien du tout[1] ». Traduction mathématique : la valeur de ce temps dont la physique ne peut pas tenir compte mais qui est significative dans une science de l’artificiel est zéro ou l’infini.

Si la valeur du temps était zéro, le mode de transport optimal, sur la liaison Paris-Lyon pour fixer les idées, serait la péniche sur le réseau fluvial, ou en se restreignant au domaine de la SNCF, l’acheminement en petite vitesse en un seul trajet de la totalité de la demande éventuelle sur un seul long train de la longueur voulue.

Si la valeur du temps pouvait augmenter indéfiniment, le mode de transport existant optimal en 1967 était l’avion d’Air Inter, qui mettait Paris à 2 heures et demie de Lyon auxquelles il fallait ajouter les temps de liaison des villes aux aéroports : c’était la performance minimale que devrait accomplir un train grande vitesse, Aérotrain ou autre.

Le calcul d’optimisation mathématique rationalisait ces considérations en quantifiant tous les coûts et en imposant au modèle comme contrainte une condition dite de Kuhn –Tucker imitant le multiplicateur de Lagrange, modèle mécanique d’une contrainte rationnelle : on recherchait le minimum du coût du trajet augmenté de la valeur du temps du passager supposé perdu en transport, en fixant la valeur à attribuer à l’unité de ce temps  ;  à chaque valeur fixée correspondait une vitesse optimale.

Mais était-il vraiment nécessaire d’aller vite ? Le comité de Prospective du Ministère de la Production Industrielle qui a examiné ce travail en a retenu mon interrogation sur l’intérêt des hautes vitesses. À l’époque nul ne savait quel serait l’accueil de la population : le train allait à la vitesse de 120 Kilomètres à l’heure, la SNCF ne pensait à l’augmenter que parce que l’avion commençait à la concurrencer, ainsi que l’automobile sur autoroute. Elle perdait des clients, mais elle en était encore à se demander s’il y avait vraiment des personnes intéressées par un train mettant Paris à 2 heures et demie de Lyon. Pourtant Air Inter apportait un début de réponse : il transportait déjà 500.000 clients/an, le double quinze ans plus tard.

Le modèle étudié rappela «l’argument du Petit Prince» : un marchand de pilules contre la soif attire son attention sur le temps considérable, une heure par semaine, qu’on passe à boire et qu’on pourrait économiser en ne buvant pas:

— « Moi, dit le Petit Prince, si je gagnais une heure, je marcherais tout doucement vers une fontaine ».

Traduit en temps de transport, c’était l’argument écologiste défendu par des penseurs tels qu’Ivan Illich : si l’on tenait compte du temps passé pour produire les matériaux utilisés puis pour produire des automobiles, la vitesse moyenne de ses usagers serait celle de la marche à pied  ;  quel temps ont-ils gagné ?

 Mais cela n’allait pas à ce moment dans le sens de l’histoire : la communication, le gain de temps réalisé grâce à l’informatique, c’était perçu comme le Bien  ;  il en était de même de celui qui serait réalisé par la grande vitesse : non, en ces jours, le sacré identifié à la non-communication, la lenteur, la lecture, la méditation, c’était le Mal, jusqu’à nouvel ordre. Le Petit Prince qui gagnerait une heure de temps grâce à son moyen de transport, l’emploierait à l’imiter, à faire du jogging…

Le projet CO3 du TGV

   En 1967, la quasi-totalité des liaisons ferroviaires était gérée par deux entreprises publiques : la SNCF et la RATP : il n’y avait plus de tramways, et un seul métro à Paris, avec un RER (réseau express régional) en gestation. La Direction des Transports Terrestres (D.T.T.) au Ministère de l’Équipement n’avait pas d’organisme de recherche. Elle avait pour vocation principale de gérer la subvention d’équilibre de la SNCF et de la RATP, notion apparentée à la valeur du temps!L’État payait par ses ressources, donc par l’impôt, la différence entre le coût réel du ticket de métro et du kilomètre de chemin de fer et le prix que l’usager acceptait de payer, enjeu social et politique. La SNCF et la RATP étaient vues par les pouvoirs publics, notamment les Finances, comme des entreprises offrant un service obsolète mais indispensable, dirigées par des techniciens compétents mais peu soucieux de l’équilibre financier. Un peu plus tard en 1970 on demanda à ces entreprises publiques de faire l’effort d’équilibrer leurs comptes.

La SNCF commença à prendre en compte le concept de la grande vitesse en 1965 : elle ne tirait pas d’enseignement utile du Capitole au delà de la conviction qu’elle pouvait réaliser une grande vitesse  ;  après avoir examiné un moment l’éventualité de créer une voie de chemin de fer de gabarit réduit sur une piste supplémentaire ajoutée à une autoroute, elle créa en 1966 un « Service de la recherche », qui fit travailler ensemble des économistes qu’on venait de recruter et des techniciens, en équipe avec feedback, suivant ce qu’il appelait une « approche système » : ils étudièrent systématiquement les transports terrestres à grande vitesse sur infrastructure nouvelle (Projet C03), y compris l’Aérotrain  ;  une équipe de techniciens de la SNCF en avait suivi le développement, et le Service de la recherche avait pris connaissance de son modèle technico-économique de 1967 avec intérêt, n’ayant pas encore d’expérience de ce mode de calcul.

La SNCF comptait environ 600 chercheurs répartis dans ses services, mais ce Service de la recherche particulier dit Service du Projet C03 qui compta 130 personnes n’avait pas vraiment pour vocation  de faire de la recherche : son objectif était de définir les moyens et la nature d’une exploitation satisfaisant mieux le public.

La grande vitesse n’était pas réalisable sur l’infrastructure existante et nécessitait donc la création d’une infrastructure nouvelle. C’était le cas de l’Aérotrain qui utilisait une voie en T inversé. Alors pourquoi ne pas étudier les possibilités éventuelles d’une grande vitesse sur une infrastructure ferroviaire, éventuellement comparée à celle de l’Aérotrain, mais qui aurait eu au départ l’avantage d’être compatible avec l’infrastructure existante, alors que le passage de l’Aérotrain au réseau ancien pour les passagers qui en auraient eu besoin aurait nécessité une rupture de charge ? Avantage que la SNCF a dès l’origine présenté comme un critère décisif de choix a priori, et qui n’a jamais fait l’objet d’une étude coût-avantage selon les critères d’un modèle technico-économique comparatif : ce qui revenait à attribuer dans le calcul à cette rupture de charge un coût infini.

En 1966 un train à turbine à gaz spéciale (TGS) fut expérimenté, puis en 1968 une étude dont l’objet était de déterminer si un TGV ferroviaire était possible et rentable fut engagée : c’était donc aussi une étude technico-économique, car la conception du TGV à créer dépendait de la demande supposée. On entreprit l’étude détaillée sur un Paris-Lyon d’une demande probable, puis d’un modèle technico-économique, afin d’explorer les conditions d’une véritable mutation par rapport aux réalisations existantes : le TGV pouvait-il comporter une part importante de ligne en voie unique ? comment variait l’exploitation suivant la fréquence, la capacité des rames ?

La SNCF lança en 1967 la fabrication d’une rame TGV de 250 places dans 7 remorques entre deux motrices portant 4 turbomoteurs, rame articulée par anneau d’intercirculation, les bogies étant placées entre les caisses. Il s’agissait d’un train destiné à une expérimentation commerciale en vraie grandeur du Turbotrain, mais le Service de la recherche avait déjà acquis sur modèle la conviction que la SNCF devait faire le TGV, cela dès le mois de mai 1968, époque à laquelle il avait pu travailler sans être dérangé en raison des événements qui retenaient ailleurs l’attention des décideurs. À ses yeux la grande vitesse était possible et rentable, sa réalisation impliquait de toutes façons la nécessité de construire une infrastructure nouvelle, et il existait une solution avec une infrastructure ferroviaire compatible avec l’existante, économiquement valable selon le modèle mathématique : donc en dépit des assurances du Service de la recherche la solution Aérotrain était d’ores et déjà rejetée d’avance au motif avancé sans évaluation que sa voie était incompatible avec les voies existantes pour cause de rupture de charge, et le Service n’était intéressé que par son modèle technico-économique.

 En 1968, la D. T. T. créa l’I.R.T. (Institut de Recherche sur le Transport).  Informé du projet C03 de la SNCF, l’I.R.T. commanda à la Société de l’Aérotrain une étude technico-économique plus réaliste et plus fouillée qui me fut confiée, dont l’objectif précis était de voir si l’Aérotrain pouvait ou non convenir quand même à la SNCF réticente, sans considération de son réseau existant, et l’inciter à étudier la possibilité de son installation et de son exploitation. Il fallait établir un modèle pour 3 systèmes de propulsion à comparer : turbine à gaz, moteur électrique linéaire, roues pressées contre le rail de guidage. Les résultats obtenus étaient discutés devant un aréopage composé de deux représentants de la Société de l’Aérotrain, deux de la SNCF et deux de l’I. R. T.

Les représentants de la SNCF m’assuraient qu’ils étudiaient l’Aérotrain comme une option intéressante, disaient-ils. Mais je ne savais rien du futur TGV, et il ne m’a jamais été demandé, par exemple sur la ligne Paris-Lyon, de calculer le coût supplémentaire, valeur du temps comprise, pour un passager prenant l’Aérotrain pour aller à Lyon, puis devant changer de train pour continuer sur Marseille par le réseau existant, en attendant une prolongation future : cette rupture de charge, vue par ce passager, consistait en un peu de marche à pied sur les quais, et en un temps d’attente déterminé par la fréquence des trains à prendre à cette correspondance : c’était à l’époque une contrainte non négligeable de l’environnement externe, mais il est apparu par la suite qu’on pouvait l’éliminer complètement en organisant l’exploitation des trains à grande vitesse par une coordination du passage des trains de deux lignes différentes, pour qu’ils s’arrêtent au même moment à la station de correspondance, où le voyageur n’avait plus que le quai à traverser.

L’exploitation est soumise à un certain nombre de ruptures de charge acceptées comme une donnée incontournable de l’environnement externe : quand l’écartement des rails change, qu’on passe sur une voie à crémaillère parce que la pente est trop grande, (mais alors pourquoi un chemin de fer plutôt qu’un autre moyen grimpant mieux), quand il faut acheminer les voyageurs vers leur destination finale en autobus, ou quand les voyageurs doivent transiter entre un avion ou un navire et un chemin de fer, il faut bien qu’ils quittent un moyen de transport pour passer dans un autre. Pour l’exploitant, la rupture de charge est le résultat de l’inadaptation de l’environnement interne de ce moyen de transport aux dessertes finales, qui existent de toute façon.

Mais dans tous les rapports de l’époque, la SNCF a présenté une rupture de charge entre transports à grande vitesse sur des voies différentes comme une tache rédhibitoire justifiant le rejet a priori d’une innovation prometteuse, sans procéder à aucun autre examen comparatif. La SNCF avançait qu’elle gérait un réseau : pour les besoins de cette cause elle entendait par là l’ensemble existant connecté de duorails en forme de champignon pour roues guidées par un boudin latéral  ;  voies ferrées installées à l’origine sur les ornières creusées par des chariots à bœufs à un entre-axe de roues devenu par la suite l’écartement standard normalisé de 1,435 mètres, inaccessible à tout véhicule non standard.

Les représentants de la Société de l’Aérotrain, mieux avertis que moi, voyaient bien que la Direction de la SNCF comme les pouvoirs publics étaient très réticents, pas encore convaincus de l’intérêt économique et commercial de la grande vitesse faute d’une expérimentation en grandeur  ;  tandis que les techniciens de leur coté avaient pu s’en convaincre, mais étaient bien déterminés à faire un TGV, à l’époque dans la version du Turbotrain, et avaient éliminé l’option Aérotrain.

Sur le moment je n’ai pas réalisé que l’étude de l’Aérotrain qui les intéressait était son modèle mathématique technico-économique dans plusieurs versions. Les débats furent passionnés : les représentants de la Société de l’Aérotrain et ceux de la SNCF passaient leur temps à se jeter à la figure des passages de mes rapports techniques, censés représenter l’objectivité selon l’optique de chacun.

Excédé, je finis par me retirer, arrêtant mon étude sans l’avoir terminée. Je n’arrivais pas à obtenir de l’entreprise de génie civil retenue pour construire la voie qu’elle me donne les éléments pour un modèle technico-économique de l’infrastructure : elle n’était pas formatée pour la science de la conception, et ne savait que calculer un devis pour une voie à établir sur un terrain déterminé, supportant une charge dynamique donnée, n’arrivant pas à généraliser. Je n’ai pu faire aucune étude de la pénétration de l’Aérotrain en ville. L’étude des vibrations périodiques et aléatoires engendrées par le passage sur les poteaux successifs et les irrégularités de la voie n’a pu non plus être menée à bien. L’avantage comparatif de légèreté de la voie et de la fréquence élevée dans la formule Aérotrain , autorisant un service nouveau, n’a donc pu être étudié sérieusement dans le modèle.

L’étude économique de la ligne Paris Sud Est par la SNCF fut présentée au Ministére des Transports en mai 1969 et a joué un rôle central dans les options adoptées. Les rapports finaux affirmèrent que le modèle technico-économique du TGV avait été «confronté» à celui de l’Aérotrain : je le crois volontiers, car lorsque les conclusions du modèle du Turbotrain ont été présentées dans une conférence et publiées, on s’est aperçu que le Service de la recherche avait purement et simplement repris les notations mathématiques du modèle du système concurrent : le représentant de la Société de l’Aérotrain qui assistait à la conférence n’a pas manqué de féliciter le conférencier de « ses bonnes lectures ».

L’expérimentation commerciale en vraie grandeur fut opérée à partir de mars 1970 sur la ligne de turbotrain Paris Caen Cherbourg. On s’aperçut alors qu’il y avait du monde dans d’autre trains que ceux de midi et de 18 heures pour la Normandie, ou ceux de 8 heures 47 du matin et du soir avec couchettes pour des destinations plus éloignées, et qu’on avait intérêt à améliorer la qualité de service pour augmenter la demande.

Il fallut ensuite trois ans au Service de la recherche, jusqu’en 1971, pour convaincre sa direction générale, puis l’autorité publique (Pompidou). Donc dès 1971 il était acquis que l’Aérotrain ne serait pas retenu : ni pour Paris Lyon, ni pour aucun trajet interurbain, même pas Paris-Orléans malgré les 18 km construits.

Aujourd’hui il apparaît que la Société de l’Aérotrain aurait dû cesser de s’accrocher à Paris-Lyon, chasse gardée par le Service CO3, et insister sur Orléans ou Grenoble (les jeux olympiques d’hiver, l’avantage de l’Aérotrain pour grimper les côtes), mais à cette époque même Paris-Lyon n’était pas accepté par les Finances, qui ne croyaient pas à la grande vitesse sur terre, et bloquaient tous les projets.

Dès lors l’environnement externe de l’Aérotrain (le « milieu associé » à son infortune) cessait d’être représenté par la SNCF, dont il aurait fallu abandonner le territoire.

Le dossier économique du TGV fut bouclé en octobre 1971, mais pas les choix techniques : de mars 1971 à mars 1974, on opéra ces choix dont les principaux furent la traction électrique, et la modulation de la capacité en fonction de la demande par la fréquence d’un train de composition fixe, et non par le nombre de wagons du train comme sur le réseau existant. La décision définitive d’électrifier fut prise en novembre 1974, non pas à cause de la crise de l’énergie, l’augmentation du prix du pétrole qui aurait rendu plus chère l’exploitation en turbine à gaz, mais parce que la traction électrique coûtait beaucoup moins cher en investissement, préoccupation majeure des Finances au moment de la décision.

En 1975, après l’appel d’offres pour la construction du TGV, la SNCF supprima son Service de la recherche, qui n’avait pas d’autre vocation que le projet C03 : plus besoin de chercher désormais  ;  on se cantonnait à l’exploitation du TGV, la «recherche» étant limitée à son perfectionnement éventuel.

La décision politique du TGV Paris Lyon fut prise par le président Pompidou avant sa mort en mars 1974 pour 1980, malgré l’hostilité des Finances aussi bien envers le TGV qu’envers l’Aérotrain.

Le nouveau président après s’être fait prier l’entérina ensuite en juillet : il finit par admettre qu’un retour sur investissement honorable pouvait être espéré au vu du bon accueil du public sur la ligne Paris Caen Cherbourg, et il fit en passant quelques économies virtuelles en enterrant l’Aérotrain.

Quelles conclusions en tirer ? De fait, la SNCF recherchait le système optimum de transport soumis à la contrainte de rouler sur des rails : comme elle confinait sa recherche au pied de ce réverbère, elle trouva d’abord le Turbotrain, puis sa version électrique, le TGV actuel, qui coûtait moins cher, fut agréée par le pouvoir avec réticence, mise en service en 1978 et adoptée par le public avec un succès inattendu qu’on attribua à la formule technique choisie, alors que la vitesse, le gain de temps répondait à un besoin, ou peut-être un désir du moment. En fait ce public engendré à l’origine par Air Inter et l’autoroute aurait adopté de la même façon l’Aérotrain, voire n’importe quel moyen de transport à grande vitesse étant-là à-disposition, qui a contribué à créer d’autres activités économiques : il n’a même pas demandé à quoi ça sert. Les medias comme le public, environnements externes (deuxième couche), ne se sont pas davantage questionnés sur la technique, ne se sont demandés par la suite comment ça marche que lorsque le train est tombé en panne, ou a été victime d’un sabotage.

[1] BERGSON H. : L’évolution créatrice, P. U. F.Paris, 1969, pp 9 et 341

Suite => L’aérotrain : L’enterrement

Publié dans - EMBUCHES DES CRÉATIONS, PROBLÈMES TECHNIQUES | Marqué avec , , , , , | Un commentaire

L’Aérotrain: l’enterrement

Le rêve brisé

Le public n’a pas rejeté l’Aérotrain, qu’il n’ a jamais vu, pour réclamer un TGV : il a adopté la grande vitesse sur terre qui lui était présentée.

En fait la SNCF qui n’a jamais sérieusement envisagé d’adopter l’Aérotrain pour une liaison interurbaine, a cessé d’y penser quand Bertin a disparu, alors qu’il n’y avait pas lieu de choisir, mais de se demander s’il fallait arrêter une recherche d’innovation. À partir du moment où la grande vitesse répondait à l’engouement du public et de ses élus, qu’elle était impossible sur le réseau existant et n’était concevable que sur une voie nouvelle, un réseau étendu de voies nouvelles TGV a vu le jour, et se développe encore, ainsi que la multiplication des versions de TGV mises en exploitation, à la longue au détriment des infrastructures existantes dont on remettait à plus tard une modernisation aussi nécessaire pour le réseau ancien, la vitesse n’étant pas le seul objectif commercial. Dans cet état d’esprit il est incompréhensible qu’on n’ait pas trouvé un seul endroit où implanter une ligne d’Aérotrain, hors réseau existant puisque c’était la raison de son refus, fut-ce au sol, comme à Gometz et presque partout à la SNCF.

Continuer la lecture

Publié dans - EMBUCHES DES CRÉATIONS, PROBLÈMES TECHNIQUES | Marqué avec , , , , , , , , | Laisser un commentaire

Exemple d’application de la transduction

Application illustrative des concepts de la transduction

 Des exposés détaillés de modèles de transduction sont présentés dans d’autres articles. Nous reprenons ici l’exemple d’une descente de skieurs autour de bosses séparées par des creux, déjà présenté  comme l’analogue par abduction d’un recuit simulé, lui même analogue de la recherche du minimum d’une fonction de coût à variables multiples:

En effet l’exemple des pistes de ski nous permet d’illustrer les notions présentées  sur la transduction selon Simondon, en nous interrogeant maintenant sur la formation même du champ de bosses et creux comme individu collectif, qui peut se produire dans des circonstances comme celles que nous décrirons.

L’idée la plus simple s’inspire de l’adage fameux sur la Culture, qui est « ce qui reste quand on a tout oublié ». De même le champ de bosses, c’est «la neige qui reste quand le passage des skieurs a tout éjecté».

Ce champ est un modèle qui a fécondé l’imagination de bien des créateurs, notamment de certaines théories gravifiques de l’espace-temps primordial, invoquant des supercordes, des boucles ou des lacets. Mais toujours dans le souci de « ne pas monter plus haut que la chaussure », nous nous en tiendrons au modèle ci-après qui présente ce phénomène comme une explication simple de la transduction[1].

 Considérons d’abord le cas du passage initial de skieurs effectuant des virages enchaînés vers la gauche puis vers la droite sur une piste de ski à l’origine lissée mais non damée, qu’on peut assimiler à une réalité préindividuelle s’ils y produisent pour commencer un quadrillage de tracés d’allure sinusoïdale d’abord aléatoires : une neige résistante a pu se former dans des endroits locaux où la température de la neige est à peu près uniforme par agglomération de grains de glace, formation de ponts  ;  la surface de cette neige affecte la forme de minibosses séparées par des minicreux, où la vapeur d’eau s’est déplacée vers les creux et s’y est condensée en rouleaux.

Chaque skieur, en s’appuyant sur son ski amont puis sur ses carres, arrache des morceaux de ce type de neige qui sont expulsés vers l’aval par la gravité et vers l’extérieur du virage par l’accélération centrifuge, amorçant localement l’activation de l’énergie potentielle de gravitation en mini-avalanches et celle de l’énergie de rotation des skieurs en moments cinétiques de cette neige. Ces mouvements ont pour effet de renforcer le quadrillage initial de traces, qui aura servi de germe pour engendrer une première résonance interne par la répétition : les skieurs empruntent « de préférence » le chemin tracé entre les accumulations de neige arrachée qui finissent par former des bosses, autour desquelles ils tournent : c’est un bon exemple d’ «auto-organisation», dépendant des nombreux paramètres définissant la situation dynamique : niveau des skieurs, taille des skis, qualité de la neige, qui finit par « individuer » une forme qui émerge d’un fond et se propage : une sorte de pseudo-réseau cristallin bi-dimensionnel prend figure par activation des potentiels, dès que les bosses atteignent une « taille critique » psychophysiologique : celle à laquelle les skieurs « préfèrent » tourner autour : c’est bien « la genèse elle-même en train de s’opérer, c’est à dire le système en train de devenir, pendant que l’énergie s’actualise ».

Le skieur franchit les bosses à la crête par flexion-extension en pliant les genoux pour « avaler » la bosse, puis en les tendant pour garder le contact avec la neige. Il racle donc en flexion de la neige au bas du flanc aval de la bosse qu’il quitte,  et la dépose en extension en haut du flanc amont de la bosse suivante qu’il aborde. De ce fait la suite des bosses et creux prend l’aspect d’une onde progressive, qui donne l’impression que la neige remonte la pente, comme un bouchon de circulation remonte un embouteillage, la neige étant transportée du bas de la bosse supérieure en haut de la bosse inférieure : le réseau pseudo-cristallin semble remonter lentement, à la vitesse de 8 centimètres par jour dans l’exemple cité, vers l’amont, alors que les skieurs vont vers l’aval. Il serait donc possible de le vérifier au bout d’une semaine de séjour en prenant des marques. Une propriété émergente apparaît, dans un « système énergétique qui est individuant dans la mesure où il réalise en lui cette résonance interne de la matière » : une forme émerge et se propage « de proche en proche sur une structuration opérée de place en place ».

On a objecté à cette présentation du phénomène que le moment cinétique de la neige raclée la disperse au loin, le skieur ne la déposant sur la bosse suivante que s’il va très lentement  ;  mais c’est le cas des skieurs vacanciers, les plus nombreux : ces skieurs lambda sont les principaux responsables de la formation d’un champ de bosses, individu collectif. Quant à ceux qui vont vite et sautent les bosses: champions, moniteurs professionnels, habitants locaux,  ils auront contribué à former un creux sur leur trace et une bosse plus loin : contribution secondaire en saison, qui déforme localement le phénomène collectif sans le détruire.

Suite = > Modèles d’évènements

[1] BAHR D. : The surprising motion of ski moguls, in : Physics to-day 62, nov 2009 pp. 68-69 cité par : MADJER K. http : //sweetrandomscience.blogspot.fr/2013/02/la-physique-des-bosses-sur-les-pistes…

Publié dans MODÈLES, PHILOSOPHIE | Marqué avec , , , , | Laisser un commentaire

Autres exemples d’abduction

J’ai été consulté dans les années 1950 par un constructeur de fours, en tant que spécialiste de mécanique des fluides, pour « vérifier les calculs » d’un éjecteur, utilisé dans un four de recuit d’objet métallique de grande taille (éléments de char) pour homogénéiser la température dans le sens vertical , en inversant le sens des gaz à la Grjimailho : à cet effet le gaz du four était entraîné à l’aide d’un éjecteur à travers un canal vertical vers le haut, d’où il redescendait du toit comme d’un inversoir  ;  l’éjecteur construit en un matériau réfractaire résistant à la température du four consistait en une lance introduisant un jet de gaz dans un venturi convergent-divergent débouchant au toit.

Contrairement à l’attente, le travail de cet éjecteur ne produisait pas le moindre effet sur la répartition de la température, qui présentait une différence de plus de cent degrés entre le haut et le bas ! On en induisait à première vue que l’éjecteur «n’avait pas le bon profil » pour fonctionner correctement: induction primitive..

N’ayant rien trouvé à redire sur les plans de l’appareil, j’ai demandé à visiter le four lors d’une période de révision. Au bout d’une longue inspection je n’y ai rien trouvé d’anormal non plus, mais en fin de journée j’ai repéré un jeune ouvrier qui était en train de remonter un éjecteur : celui-ci consistait en un empilage de briques réfractaires formant le profil voulu, que le jeune maçon assemblait à l’aide d’un liant consistant en un coulis de matériau colloïdal qu’il répandait à grands coups de truelle entre les briques.

Continuer la lecture

Publié dans MODÈLES, PHILOSOPHIE | Marqué avec , , , , , | Laisser un commentaire

Description physique de la transduction

Description physique des modèles de la transduction[1]

Le modèle de la cristallisation , présentant la transduction de Simondon comme une actualisation d’énergies potentielles, de matières et de formes d’un système capable d’évoluer, a recours à une métaphore sur des phénomènes de physique dont les bases méritent d’être clairement rappelées, pour pouvoir s’appuyer sur ce que les physiciens ont solidement établi comme pour éviter des dérapages de sens.

Le principe de conservation à la base de la physique, soupçonné depuis Anaxagore, stipule que rien ne se perd, rien ne se crée, tout se transforme d’une forme d’énergie, de matière, et de forme en une autre.

L’énergie est conservée mais se dégrade, pour atteindre un état final d’équilibre stable où elle ne peut plus se transformer parce que l’énergie potentielle est minimum et ne peut plus être activée. L’analogie est donc recherchée avec des systèmes en état métastable encore susceptibles de transformations multiples.

La tendance au changement est mesurée entre autres par la variation des potentiels chimiques de substances présentes multiples, exprimés en kilojoules/mole de substance au niveau macroscopique.

Il nous faut pour commencer préciser les notions de potentiel et de phase : il est indispensable d’en rapporter les définitions dans le contexte d’un système constitué d’un mélange hétérogène de composants en nombre quelconque, de forme quelconque pour utiliser le modèle physique le  plus général, et de se repérer par rapport  à l’état final où  l’équilibre thermodynamique, c’est-à-dire d’équilibre mécanique, thermique, et chimique, est stable et l’énergie potentielle minimum.

Continuer la lecture

Publié dans PHYSIQUE, SCIENCE | Marqué avec , , , , , | Laisser un commentaire

Modèle de la cristallisation métastable

Modèle de la cristallisation métastable

Dans le modèle de Simondon  du moule à briques, l’intervention humaine était patente à tous les niveaux macroscopiques. Il en était de même dans l’exemple primitif, illustrant la transduction par la formation de bosses sur une piste de ski. Toute intervention humaine peut être évitée au contraire dans le modèle de la cristallisation.

Continuer la lecture

Publié dans MODÈLES, PHILOSOPHIE | Marqué avec , , , , , | Laisser un commentaire