3- Avatars d’identité

«La nationalité marocaine ne s’acquiert ni ne se perd».

Mazagan est le nom d’une cité fortifiée portugaise édifiée au XV1e siècle sur les côtes du Maroc, à 20 lieues au sud de l’emplacement actuel de la ville de Casablanca. J’y suis né en 1921, rue de la Senia des Gherrabs, dans la ville portant le nom de cette cité: Mazagan, qui s’était formée autour de la forteresse. La partie centrale du Maroc où elle se trouvait avait été placée sous protectorat de la France, entre deux zones au nord et au sud sous protectorat de l’’Espagne, à la suite de la conférence d’Algesiras en Espagne de 1906 où les grandes puissances sous l’égide des Etats Unis avaient défini les zones d’influence dévolues à des pays européens pour « aider » le sultan du Maroc Abd El Aziz à rétablir l’ordre dans son royaume : son autorité y était contestée par son frère Moulay Hafid comme celle d’Étéocle par Polynice dans la ville de Thèbes ; en outre, à titre accessoire mais d’importance pour moi-même, ce sultan se plaignait de voir son pays envahi par des représentants de puissances étrangères qui cherchaient à y former des zones d’influence à leur profit en accordant à tort et à travers la nationalité de leur pays à des marocains pour commercer avec eux : on volait au sultan ses sujets !

La conférence d’Algésiras prit donc une décision, encore valable aujourd’hui car elle n’a pas été abolie, stipulant que : « La nationalité marocaine ne s’acquiert ni ne se perd. ». Elle a été appliquée scrupuleusement par les autorités exerçant un Protectorat, puis inscrite dans la Constitution du Maroc quand il a recouvré son indépendance en 1955. Aucune des puissances signataires ne manifeste la moindre intention d’abroger cette conférence ancienne, et les situations obsolètes qu’elle engendre, gênantes pour les particuliers concernés qui ne l’acceptent pas. Continuer la lecture

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2-Pourquoi kadosch?

Pourquoi kadosch?

Toute parole est codée par l’émetteur dans son langage: et décodée par le récepteur dans le sien; elle transporte de l’un à l’autre d’autant plus d’information que les codes (les langues) de l’émetteur et du récepteur sont semblables. Le message et le code associé sont deux moyens dédoublés de communication par le langage: l’un et l’autre peuvent être utilisés soit comme objet d’emploi, soit comme objet de référence.

Mais dans le cas des noms propres, l’objet d’emploi renvoie à l’objet de référence, le code renvoie au code.   Ainsi mon nom patronymique présumé, celui qui figure sur mon acte de naissance, s’écrit: Kadosch. C’est un signifiant écrit, que l’émetteur (moi par exemple) emploie pour désigner un référent: moi-même, ou toute personne qui porte ce nom. Dans le code de toute personne susceptible de communiquer avec moi, le nom propre Kadosch renvoie au code, il signifie: toute personne nommée Kadosch, et il ne signifie rien d’autre.

 Toute personne nommée Kadosch: j’ai reçu autrefois une lettre circulaire d’un Kadosch catholique, qui se disait marguillier d’une paroisse du côté de Bâle. Il voulait dresser un arbre généalogique de tous les Kadosch. Pendant quelque temps j’ai rêvé d’une ascendance suisse alémanique.   Mais quand je décline mon nom par écrit ou verbalement à qui m’interroge, on me demande souvent s’il n’est pas d’origine hongroise: je n’en crois rien mais j’en suis flatté, car j’éprouve de l’admiration pour le peuple magyar qui compte beaucoup de grands hommes. L’un d’entre eux a suggéré que si la vie est apparue sur terre à la suite d’une invasion par un extra-terrestre, ce devait être à coup sûr un hongrois!

Un écho plus vraisemblable m’est revenu d’Autriche-Hongrie: dans son livre « Totem et Tabou[i] » de 1913, Siegmund Freud mentionne kadosch, (ou Kodausch en allemand), comme un mot hébreu ayant la même signification double et contradictoire que le mot latin sacer, et le mot grec hagios: d’un côté celle de sacré, de l’autre celle de dangereux, d’impur, d’interdit, bien que cette dernière soit plutôt désignée par le mot polynésien tabou. Pourtant la région sacrée de notre corps, soutenue par le sacrum et les vertèbres sacrées, contient les parties que les uns nomment honteuses, les autres nobles, qui sont sources d’impureté, d’excréments, mais aussi de vie

Mais qui dit signification, reconnue a posteriori, ne dit pas origine, cause: le nom propre Kadosch ne signifie nullement le nom commun ou adjectif kadosch, et n’annonce pas les messages qu’il porte, qui ne s’ensuivent pas. Continuer la lecture

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1- Investigations au jour le jour dans le passé

Investigations

Cette catégorie du Blog récapitule des souvenirs que son auteur a conservés, et son témoignage sur des évènements qu’il a vécus. Il n’a pas tenté de consigner «tout»., Il a cherché à en éliminer l’insignifiant, le peu signifiant, et tenté d’en dégager un Plus Grand Commun Dénominateur minimum, selon la recommandation de R. Browning et de Mies Van Den Roe: «Moins c’est plus».

La catégorie «Histoires» est écrite tout d’abord pour ma famille, mes amis et quelques personnes que j’admire, elle ne sera sans doute lue, si elle l’est, que par un public francophone. Or je rappelle par endroits quelques propos exprimés dans des langues étrangères imprononçables en français, qui sont restés gravés tels que je les ai entendus dans ma mémoire.

Plutôt que de recourir à l’Alphabet Phonétique International, j’en ai retenu l’écriture la plus simple que j’ai trouvée: q ou d/ pour le «th» anglais et grec, et j’ai utilisé l’orthographe phonétique du français selon Raymond Quéneau: «épui sisaférir tanmy-e, jécripa pour anmyélélmond» . Continuer la lecture

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Colloque sur l’éclipse

― «La physique… nous enseigne les causes de tous les météores, l’arc en ciel, les feux volants, les comètes, les éclairs, le tonnerre, la foudre, la pluie, la neige, la grêle, les vents et les tourbillons. »

― «Il y a trop de tintamarre là-dedans, trop de brouillamini», se plaint Monsieur Jourdain. Mais il veut que le Maître de Philosophie lui enseigne l’almanach, pour savoir quand il y a de la lune et quand il n’y en a point : il pense pouvoir se passer du secours de la Philosophie pour savoir quand il y a du soleil et quand il n’y en a point, il a comme une vague idée que la lune est la seule autre cause de tous les météores assez grosse pour qu’on puisse croire à son action, il ne semble pas préoccupé par l’existence d’autres planètes, et il ne porte aucune attention aux étoiles.

 

Nous sommes un peu plus instruits des phénomènes naturels que le Bourgeois Gentilhomme, mais comment se compare notre connaissance des astres, présumés avoir un cours constant, à celle que nous pensons avoir des phénomènes atmosphériques ? Cette connaissance nous permet-elle d’exercer une action sur les phénomènes considérés ? N. Wiener, pionnier de la cybernétique, avance une réponse : dans notre action de tous les jours sur notre environnement, nous sommes trop petits pour influencer le cours des étoiles, et trop grands pour agir sur les molécules et atomes composant les nuages ou la vapeur au dessus du fourneau, et encore moins sur les électrons, protons, neutrons et quarks : nous ne nous en soucions pas et nous nous arrêtons au niveau des molécules grammes à comportement statistique qui composent les météores du Maître de Philosophie. Dans les deux cas notre corps a la faculté de se coupler très peu avec le phénomène observé : le couplage mesure l’interaction ; plus il est faible, plus l’un est la cause de l’autre sans réciprocité .

Pour observer notre environnement en ignorant le couplage, il nous suffit de savoir que «la physique enseigne les causes de tous les météores», et de nous tenir au principe de causalité qui permet d’évaluer des effets de ce couplage : il nous enseigne que le onze Août mil neuf cent quatre-vingt dix neuf de midi à quatorze heures il n’y aura point de soleil à Paris.

Ce jour-là à cette heure-là, l’électricité cessa de fonctionner dans une partie de la ville. Les gens rentrèrent chez eux à tâtons, et peinèrent pour trouver l’entrée de secours, le portail électrique refusant momentanément de s’ouvrir. Un quidam coïncé par la panne à l’intérieur d’un immeuble qu’il ne connaissait pas glissa la main sur le mur à la recherche d’un interrupteur et appuya sur un bouton : une sonnerie retentit en même temps qu’une veilleuse au néon s’allumait. Le portail s’ouvrit. Quelqu’un qui se trouvait derrière s’avança vers la sortie et lui dit en passant : ― Excusez-moi, je croyais que la porte était fermée. Le quidam répondit : ― Elle l’était. C’est moi qui l’ai ouverte en appuyant sur ce bouton. ― Mais ce n’est pas celui qui commande l’ouverture ! Vous avez allumé la veilleuse. ― Vous croyez ? La porte s’est ouverte juste après mon geste. ― Ce qui précède l’effet n’en est pas forcément la cause. Nous avons dû appuyer en même temps.

Ils sortirent ensemble. La lune qui bouchait le soleil était heureusement entourée d’un halo de lumière. Le quidam demanda : ―Avez-vous jamais vu le soleil ? L’autre hésita puis répondit:―Non, c’est dangereux. Mais j’en ai beaucoup entendu parler.

Le quidam sifflota un air connu : ― La lune a rendez-vous avec le soleil, mais le soleil ne sait pas que la lune l’attend. L’autre répondit en écho : ― Le soleil est là, mais la lune ne le voit pas : pour le trouver il faut le jour, mais la lune ne le sait pas et toujours nuit.

LE PREMIER. Bonne soirée, Monsieur, je crois vous reconnaître malgré l’obscurité. Que faites-vous dans la lumière ?

LE SECOND. Bonne journée, Monsieur, car cette fausse nuit ne saurait durer. Je m’occupe d’informatique, si cela vous intéresse.

LE PREMIER. Seriez-vous assez aimable pour me rappeler votre nom ?

LE SECOND. On m’appelle Jacques.

LE PREMIER. C’est votre prénom ?

JACQUES. Non, mais on dit que mon comportement rappelle celui d’un personnage de fiction qu’on appelait ainsi.

LE PREMIER. On m’appelle Pierre-Simon. Heureux de vous rencontrer. J’aimerais renouveler ma politesse tous les jours plutôt que toutes les nuits semblables à ce moment provisoire, mais croyez-vous, Monsieur Jacques, que le soleil se lèvera demain matin ?

JACQUES. C’est une question qu’un seul être humain sur cette terre peut se poser. Mais je la reconnais. Vous seriez donc le fameux baron Pierre-Simon de Laplace, auteur d’un Traité de Mécanique Céleste ?

PIERRE SIMON. Il a écrit aussi un Traité analytique des Probabilités, et même un Essai Philosophique sur les Probabilités. Ce n’était pas un personnage de fiction. Non, je ne suis pas le baron, mais faites comme si je jouais son rôle pendant le temps que durera cette éclipse…

JACQUES. Très honoré que vous m’acceptiez comme interlocuteur dans l’obscurité. Quoi qu’il en soit, vous ne croyez pas, vous savez que le soleil ne se lève pas du tout. Vous n’ajoutez tout de même pas foi à ces histoires de char propulsant un Dieu Apollon là-haut ?

PIERRE SIMON. Ouais. Ce que je sais, ce sur quoi je puis invoquer le témoignage de mes sens, c’est qu’il y a des levers de soleil : j’en ai vu. Il y aurait donc un soleil : c’est une déduction, cartésienne. Qu’il se lève et se couche, ce n’est qu’un anthropomorphisme, et il n’y a pas d’incompatibilité : le soleil se lèvera demain si la terre est ronde et qu’elle tourne sur elle-même. Il me serait difficile de concevoir qu’elle ne fût plus ronde demain, mais elle pourrait regarder désormais le soleil comme la lune nous regarde, toujours du même cöté. Donc une partie de moi sait que le soleil ne se lève point, et une autre partie croit qu’il se lèvera demain, peut-être. L’ennui, c’est que c’est cette deuxième partie de moi qui détermine mes actions au quotidien ! C’est angoissant. Je suis certain que cette panne ne tardera pas à faire l’objet d’une réparation, mais je ne pourrai pas dormir si je doute d’être réveillé demain par une clarté du jour due à un lever du soleil.

JACQUES. Aucun doute là-dessus : c’est écrit là-haut sur le grand rouleau. À ma connaissance, et conformément aux principes de conservation, rien de nouveau sous le soleil. Au dessus non plus. Le nouveau n’est qu’apparence, dévoilement d’un existant caché. Le soleil se lèvera demain exactement autant de fois qu’il se couchera le soir. Le coq chantera l’éternel matin. On n’entend plus le coq dans les villes, mais des êtres vivants s’y réveilleront quand même, à moins que leur lever du soleil ne soit obturé par d’épais rideaux. Alors que craignez-vous ? C’est écrit sur le grand rouleau.

PIERRE SIMON. Et si ce dont je vous parle est cela même que vous avez placé dans la base de connaissances que vous demandez à vos collaborateurs d’utiliser pour communiquer entre vous en tenant un langage unique et cohérent ?

JACQUES. Évidemment non : le développeur de programmes, l’administrateur des données écrivent sur leur propre disque. Leur fonction ne consiste pas à lire ce que la Nature a écrit dans le sien. Mais elle pourrait consister à déterminer une définition acceptable par tous de ce qu’est un lever de soleil : en particulier à les informer que ce que nous voyons en ce moment, si j’ose m’exprimer ainsi, n’en est pas un.

PIERRE SIMON. La belle jambe que cela nous ferait ! Cela ne me parait pas trop difficile ni empreint d’ambiguïté : c’est à des heures régulièrement espacées l’émergence de cet astre suivant une trajectoire perpendiculaire à l’horizon, d’où qu’on l’observe. Si le soleil ordinaire émergeait suivant une direction oblique, nous en serions aussi surpris que s’il n’émergeait pas du tout. Le lever de soleil est donc un concept local, terrestre et vertical si je puis dire.

JACQUES. Si je tournais assez vite autour de la terre, je commanderais le lever du soleil, comme on peut le voir en prenant un avion supersonique, ou comme le Petit Prince l’avait expérimenté sur sa planète en avançant sa chaise avant que les astronautes ne l’imitent.

PIERRE SIMON. Eh ! Laissez donc ces artefacts contestables. Revenez à la Nature que nous ne commandons pas. Ceux dont c’est la fonction de lire dans ce que vous appelez le Grand Livre de la Nature y ont lu que le Soleil a été créé par Dieu il y a environ six mille ans. Des hommes ont témoigné que le Soleil s’est levé à l’est deux millions de fois : sur cette base de faits j’étais fondé à parier à deux millions contre un. Pour être juste, je ne suis parvenu à ce résultat qu’en recensant toutes les causes susceptibles de faire lever le soleil ou de l’en empêcher : imaginons pour fixer les idées que le système solaire ait été choisi au hasard dans une grande collection de systèmes possibles et d’occurrence également probable, le soleil se levant ou non suivant une loi quelconque dans chacun de ces systèmes, dont l’un contiendrait par exemple la planète du Petit Prince. Quoi qu’il en soit, c’était une erreur.

JACQUES. En effet : aujourd’hui, on croit savoir que l’âge de la Terre se compte en milliards d’années de trois cent soixante cinq jours. Si vous aimez ce genre de paris, vous devez parier à cinq mille milliards contre un.

PIERRE SIMON. Pas du tout ! Ce sont les prémisses du raisonnement qui sont fausses. Basées sur la mémoire des autres, pis : sur la confiance, qui plus est en des témoins qui ne sont plus, et que nous n’avons jamais connus ! Après avoir cru sur parole nos parents dans notre prime enfance, c’est sur notre seule expérience que nous devrions nous fonder : adolescents, ce n’est qu’à cinq mille contre un que, tremblant tous les matins, nous commencerions à parier que le Soleil se lèverait le lendemain, à l’heure écrite sur l’almanach, puis notre foi s’affermissant avec l’âge nous monterions jusqu’à trente six mille contre un à condition de devenir centenaires, guère davantage.

JACQUES. Seriez-vous révisionniste ? Il y a d’autres preuves que la loi de répétition. Que viennent faire ici les probabilités ? D’autant que vous êtes connu comme le champion du déterminisme universel, certains disent : son inventeur.

PIERRE SIMON. Vous oubliez mon Traité analytique des Probabilités. Au demeurant, le hasard et la nécessité ne sont guère dissociables depuis qu’ils sont devenus objets de science il y a peu, presque en même temps : le premier avec le triangle de Pascal, la seconde avec les fluxions de Newton.

JACQUES. Si je vous comprends, vous renoncez à envisager l’état présent de l’univers comme l’effet de son état antérieur, et comme la cause de celui qui va suivre[1], quand bien même vous ne connaîtriez jamais ces états. Vous n’avez pas besoin de cette hypothèse -là.

PIERRE SIMON. Si, puisque j’en tire des conséquences : ne connaissant pas l’état passé ni présent, je me le fixe comme je peux, j’en déduis l’état futur correspondant. Que puis-je faire d’autre dans cette obscurité ? Je renonce à prédire, à transformer le monde. Je ne veux que l’interpréter. Je me contente de compter ce que j’observe moi-même : rien du tout en ce moment.

JACQUES Avez-vous donc renoncé à proclamer que les processus astronomiques, et les systèmes mécaniques en général, sont programmables ? L’état du soleil le matin, l’état de la lune la nuit restent conformes aux prédictions, oserais-je dire aux spécifications de Newton. Nous en avons une preuve éclatante, je veux dire sombre, à présent. Et les lois de la mécanique sont ainsi faites, qu’elles prédisent ce qui se passera demain matin à l’horizon.

PIERRE SIMON. Je suis allé en Égypte, savez-vous ? Dès mon retour, on m’a affirmé qu’au delà de mon horizon temporel je ne saurais rien prédire : après cent millions d’années, tout se mélange. Hélas mon horizon est bien plus court : dans peu de temps le soleil cessera tout à fait de m’éclairer. Alors jouissons du jour qui passe, et limitons la portée de nos prédictions : ici la température est ambiante, la pression est atmosphérique. De petits nuages disparaissent et réapparaissent dans le ciel qui n’est pas bleu : la pression de vapeur humide fait marcher la machine. Les hirondelles volent bas dans l’air orageux pour attraper les mouches que l’air gonflé par la chaleur soutient moins haut. Voyez-vous ces nuées ? Le ciel est gris à Dunkerque et indigo à Tamanrasset. Quel temps croyez-vous qu’il fait à Paris ?

JACQUES. Le contraire du fond de l’air. C’est une idée reçue, au sens de Flaubert.

PIERRE SIMON. Et selon vous quel est ce fond de l’air ?

JACQUES. L’inverse de la température, ou de la pression, qui est le temps qu’il fait, décrit par les savants.

PIERRE SIMON. Ce n’est pas ce que dit le météorologiste de la Télévision.

JACQUES. Il dit ce qui est écrit là-haut dans la grande photo du satellite.

Pierre-Simon. Cette photo n’est le ciel d’aucun habitant de France. Ce n’est pas mon ciel ; ce n’est pas le vôtre. L’état du ciel oscille comme l’état d’âme : vorrei e non vorrei… Mais le modèle sous-jacent, la seule réalité : comment ça marche ? quel est le truc ? Peut-on seulement parler de la température d’un système en déséquilibre manifeste ?

JACQUES. La carte de la Télévision est un traceur de relations d’utilité publique qui me convient assez. Pour le reste, en équilibre ou pas, ce n’est pas une fonction de la position et de la vitesse de cent mille milliards de milliards de molécules qui me permettra de discerner si je souffle le chaud dans mes mains ou le froid dans ma soupe.

PIERRE SIMON. Souffler le chaud ou le froid dans le fond de l’air : encore une de vos oppositions binaires ! Elles renvoient aux dichotomies naturelles, descriptibles seulement en langue naturelle, sans espoir par conséquent d’y minimiser le couplage entre l’observateur et le phénomène : action à distance contre action de contact, corde réelle et corde virtuelle qui balisent vos mouvements à l’intérieur de vos frontières, qui prétendent en chasser le hasard.

JACQUES. Nul besoin de chasser le hasard. Personne ne l’a jamais vu. L’ironie du sort est une vue de l’esprit.

PIERRE SIMON. Si l’esprit voit le hasard, c’est qu’il considère son existence comme possible, ne serait-ce que comme idée. Il est arrivé un moment où il a jugé qu’il y a eu du hasard, ou qu’il y en aura. Monsieur Jacques, vous n’aimez pas le hasard, semble-t-il. Il ne vous a peut-être pas été favorable.

JACQUES. Aimer ? Ce n’est pas une question d’amour. Quand mon éminent confrère Marivaux parle de jeux de l’amour et du hasard, il pense à des jeux à règles, qui relieraient l’un à l’autre. Comme vos cordes.

PIERRE SIMON. Plaisants jeux à règles, d’un amour «enfant de Bohème qui n’a jamais jamais connu de loi».

JACQUES. Le jeu de l’amour et du hasard décrit une trajectoire chaotique, l’amour obéit à des lois simples, mais engendre des rencontres compliquées qui sont le reflet de la complication du monde. Prenez un couple d’humains, réduisez les à un petit nombre d’affects, conférez leur un minimum de propriétés de telle sorte qu’ils soient attirés l’un vers l’autre : par un champ, ou par un couplage exprimant leur interdépendance. Ou faites leur boire un philtre : pendant quelques mois l’un devient un attracteur de l’autre, mais pas de tous les autres qui jettent un regard non aimanté et disent : je ne vois pas ce qu’il ou elle lui trouve.

PIERRE SIMON. Les lois du chaos, dites-vous? Déterminé mais imprévisible. L’inconstance du cœur humain n’est peut-être qu’un reflet de l’inconstance de notre environnement. Pourquoi les amants qui se prêtent des serments éternels seraient-ils plus ou moins conséquents que les savants qui méprisant le hasard admettent des vérités immuables de science, ou que les prophètes qui croient en des vérités de foi, auxquelles ils finissent par renoncer un jour ou l’autre ? Ou s’ils s’obstinent dans leurs croyances, celles-ci sont abandonnées par leurs successeurs. Ne l’avez-vous pas remarqué vous même ? «Les premières lois éternelles qu’énoncèrent des hommes de science furent gravées sur un rocher qui tombait en poussière ; ils attestèrent de leur invariance un ciel qui n’est pas un instant le même ; tout passait en eux et autour d’eux, et ils croyaient leur raison affranchie de vicissitudes. Ô enfants, qui jouez sur la plage, au bord de l’océan de vérité, où des vagues de paradigmes déferlent [2]» !

JACQUES. Ai-je dit cela ? Je ne m’en souviens pas.

PIERRE SIMON. Si ce n’est vous, c’est donc votre maître.

JACQUES. Je n’en ai plus. N’est ce pas plutôt vous-même ? Vous venez de rappeler qu’une loi éternelle entre toutes, à laquelle les hommes ordinaires étaient habitués, ne durerait que cent millions d’années.

PIERRE SIMON. Peut-être moins. En Égypte aussi, je puis en témoigner, le Soleil fût-il Dieu se lève le matin et se couche le soir comme vous et moi. Le Nil croît et décroît, et le vent souffle en tempête dans le désert. Et pourtant, la première loi de conservation, la première Idée immuable qu’un des sept sages hellènes énonça, peut-être pas encore avec toute la conviction nécessaire, ce fut après une méditation auprès des Pyramides Semblables, mais que le vent ronge inexorablement. Revenu en Grèce il n’osa attester de la constance de leurs rapports un Ciel qui pas un instant ne restait le même : tout changeait en lui et autour de lui et il ne crut pas sa loi affranchie de vicissitudes. A juste titre : voilà que la Géométrie devient un chapitre de la Physique, qu’il y en a plusieurs, et que celle en laquelle il croyait n’est plus la bonne.

JACQUES. Le temps que met un rocher à tomber en poussière est fort long si on le compare à la durée d’une vie humaine, a fortiori d’un amour humain. Voyez les vols d’oiseaux migrateurs qui chaque année font une halte à Gibraltar : chaque oiseau donne un coup de bec et repart. Les générations successives de l’oiseau finiront peut-être par abattre le rocher avant que l’espèce ait disparu, comme le suggère une chanson allemande. Ou l’espèce aura disparu avant. Qui sait ?

PIERRE SIMON. On sait à peu près pourquoi une espèce disparaît. Inversement ce qui vit s’efforce d’être, persiste, jusqu’à un quart d’heure avant sa mort : c’est une vérité de la Palisse, et de Spinoza.

JACQUES. Donc le rocher de Gibraltar vit !

PIERRE SIMON. C’est un étant-là qui persiste en résistant au changement : les vicissitudes de l’environnement ne parviennent à l’entamer qu’à très long terme.

JACQUES. Selon le cybernéticien Ashby, le rocher de Gibraltar persiste ! Il le donne comme modèle du cerveau, avec lequel le rocher partage cette permanence, au plus bas niveau de complexité de l’être[3]. Il a dû penser au cerveau de Molly Bloom, au rap interminable de cinquante pages qu’elle débite à la fin du roman Ulysse de Joyce : «… dans les jardins de l’Alameda et toutes les ruelles bizarres et les maisons roses et bleues et jaunes et les roseraies et les jasmins et les géraniums et les cactus de Gibraltar quand j’étais jeune fille et une Fleur de la montagne oui quand j’ai mis la rose dans mes cheveux comme les filles Andalouses ou en mettrai-je une rouge oui et comme il m’a embrassée sous le mur mauresque je me suis dit après tout aussi bien lui qu’un autre et alors je lui ai demandé avec les yeux de demander encore oui et alors il m’a demandé si je voulais dire oui ma fleur de la montagne[4] …»

PIERRE SIMON. Ce n’est pas avec ce genre de musique qu’une espèce vivante persiste : elle se change elle-même pour s’adapter au changement de ce qui l’entoure. Une loi de la nature évolue comme une espèce : elle persiste et vit tant qu’elle s’adapte à l’épreuve de l’expérience.

JACQUES. Abandonnons les amants à leurs serments. Mon rapport au hasard n’a rien à voir avec l’amour. Il n’y a pas de hasard dans la réalité, il n’y a que l’ignorance de ce qui va se passer, de ce qui s’est passé. Qui peut prétendre que nous ne saurons pas plus tard, que nous ne comprendrons jamais ? Nous conjecturons, la conjecture se prête au calcul, et le calcul à une confrontation avec l’observation. Une autre manière est de décrire ce qui se passe en utilisant les catégories du langage naturel. Les lois et les modèles ne seraient pas affranchis de vicissitudes ? Ils ne servent qu’à traiter les objets, ils ne leur font pas perdre leur identité. Imaginez que Newton ait pu bénéficier des bienfaits de l’informatique,…

PIERRE SIMON. Tout de bon ?…

JACQUES. … À charge pour lui de constituer un modèle conceptuel de données, puis un modèle physique, pour échafauder la base de données de son système d’information…

PIERRE SIMON. Le pauvre homme !

JACQUES. Ce n’est qu’une supposition, mais elle n’a rien d’absurde. Certains savants ont été qualifiés de Newton de l’informatique.

PIERRE SIMON. Ils s’occupent d’intelligence artificielle plutôt que d’astronomie ou de lumière. Mais le langage informatique de base ne diffère-t-il pas passablement du langage naturel ?

JACQUES. C’est vrai. Il n’admet pas les polysémies. Il refuse les connotations : un mot, une signification et une seule, consignée dans la base. Il en est resté à la grammaire de Port Royal. Seul le verbe être fonctionne comme verbe : les autres en sont des attributs, comme en anglais : Pierre ne mange pas une pomme ; Pierre est mangeant une pomme[5]. C’est un langage un peu pincé. Il a même fini par supprimer le verbe être, remplacé par des relations essentielles entre colonnes d’un tableau. Il n’empêche : si l’un de ces nouveaux Newton venait à s’intéresser à l’astronomie, il userait des mêmes mots, soleil, lune, terre, pyramides, pomme, pour désigner les mêmes entités, dotées des mêmes attributs, entretenant les mêmes rapports. Nous n’avons rien changé à ce monde de significations littérales. Quand je proclame que tout est écrit, c’est la notion d’écrit qu’il faut retenir.

PIERRE SIMON. Elle est le propre de l’homme. Elle n’a de sens que pour lui s’il sait lire, ce que son cerveau a réussi à faire il y a peu : moins de six mille ans, en recyclant quelques neurones plastiques, que nos machines modernes ont réussi à localiser. Cette notion n’a pas toujours existé : au commencement était le verbe écrit dans le vent. Le ciel étoilé donne à lire, il est vrai, mais les nuages ? Je crains que même le grand Newton n’ait été obligé d’admettre que les nuages n’ont pas d’identité ni de permanence, qu’on ne peut pas les compter, que nul ne s’en soucie. En attendant je retiens de ce que vous dites qu’il n’y aurait d’autre réalité qu’écrite là-haut, donc à lire plutôt qu’à entendre.

JACQUES. Ce que je dis ? Oui sans doute, comme vous, par nécessité. A quoi bon s’imaginer qu’il y a plus de choses dans le ciel et sur la terre qu’il n’en est écrit sur le Grand Disque Dur, s’il y a déjà plus de choses écrites que je n’en décrirai jamais avec le nombre fini de mots et de chiffres que je puis écrire, ou prononcer si cela vous chante, ou rêver en un temps fini, fût-ce toute ma vie prolongée par celle de mes descendants : lesquels n’ont désormais plus besoin d’apprendre à écrire, car il leur suffit d’appuyer sur les touches de leur ordinateur, où ils peuvent choisir parmi des centaines de polices d’écriture. Mais ce monde n’existe que dans ma tête, sous la forme de modèles approximatifs, inconstants, et surtout multiples. Certes il y aura toujours des mathématiques pour nous fournir l’illusion du continu, désormais avec l’assistance d’un ordinateur calculant des milliards d’opérations par seconde et plus, et surtout nous donnant à voir ces résultats sous la forme d’images en couleur ; mais la déduction, l’implication, les cordes, les liens, toutes les modalités de la tautologie y contribuent tout autant.

PIERRE SIMON. Mais croire que tout est écrit, ou plutôt que tout est programmé là-haut dans un Grand Ordinateur, c’est être déterministe d’une certaine manière.

JACQUES. Laquelle ? Pour rendre compte de notre ignorance, de notre incapacité à déterminer plutôt, le modèle fait grand usage de variables microscopiques en sorte que tout soit écrit là-haut à l’encre invisible. Pour rendre compte du fonctionnement même de notre cerveau connaissant, détecteur de régularités dans le monde par apprentissage associatif, pour tenter de modéliser en intelligence artificielle le bon sens et le contexte, il faut introduire des fonctions neuronales cachées entre les sensorielles et les motrices.

PIERRE SIMON. Cachez-moi ces variables cachées que je ne saurais voir : elles n’ont pas bonne presse en physique.

JACQUES. Je ne vous parle pas de cette physique-là, où les variables et la fonction jouent à cache-cache avec la vérité. Je vous parle d’un modèle du cerveau, de simili-neurones. Sans un cerveau humain au moins, pas de physique, pas de modèle de la nature dans un collectif qui ne comprendrait que des objets inanimés.

PIERRE SIMON. Et sans physique, sans un langage pour parler sur la nature, pas de modèle du cerveau.

JACQUES. La parole sur la nature est-elle une propriété émergente des interactions de composants d’un réseau connecté ? Distinguons régularités et règles : des calculs parallèles programmés à bas niveau dans un réseau neuronal à variables cachées coopèrent à la formation de règles de grammaire ou de pensée, un comportement émerge des interactions. Les orbites des planètes n’appliquent pas des règles, elles présentent des régularités ; elles n’ont plus besoin de variables cachées : elles ont passé l’âge…

PIERRE SIMON. Le temps qui scrute l’horizon des planètes et du soleil doit avoir une fin dans cent millions d’années environ. D’ici là contemplons plutôt les nuages. Le météorologiste Lorenz met l’atmosphère en équations, pas très compliquées, qu’il étudie dans un ordinateur, pas très grand. Il démontre ainsi, de manière déterministe et imagée, qu’un battement d’aile de papillon quelque part en Chine, dans le Désert de Gobi, peut sous certaines conditions provoquer des effets cumulatifs déterminés qui se termineraient au bout de peu de temps en tempête au dessus de Paris, autrement dit en une grande instabilité. Un papillon très médiatique, le dernier avatar du nez de Cléopâtre : tout le monde le connaît, même les vedettes de cinéma citent Lorenz : pour le comprendre, il n’est pas nécessaire d’avoir fait Polytechnique, il suffit de regarder le résultat d’un calcul d’ordinateur exprimé sous la forme d’une image : celle d’une spirale étrange ressemblant aux ailes d’un papillon…

JACQUES. Inutile alors d’invoquer le hasard pour ce type d’événement météorologique. Effets cumulatifs, dites vous ? Pourrait-on appeler ainsi les effets qui se produiraient si je marchais le long d’une rue vers la destination déterminée, enfin presque, d’un jeu de l’amour, ayant son origine dans un battement de cil, un clin d’oeil, et que ma trajectoire croisait celle, déterminée ô combien, d’une tuile détachée d’un toit par la tempête non moins déterminée dont vous parlez ? Eh bien je dis que le battement de cil a lui aussi été provoqué par le battement d’aile du papillon chinois. Tout est dans tout. Prouvez-moi le contraire.

PIERRE SIMON. Vous me répondez comme une compagnie d’assurances à une déclaration de sinistre. Pourquoi aurais-je la charge de la preuve ? N’essayez pas de me mettre en main votre patate chaude.

JACQUES. Votre définition mathématique de l’atmosphère me met mal à l’aise.

PIERRE SIMON. Vous voudriez une définition littéraire ?

JACQUES. Les deux, monsieur le baron. Que pensez-vous de la suivante : la rencontre sur une table de dissection d’une machine à coudre et d’un parapluie[6] est d’une beauté singulière car fortuite.

PIERRE SIMON. Le parapluie est assurément une cause indépendante. Disponible sur le champ pour rendre à son propriétaire le service qu’il en attend : à son propriétaire auquel il appartient, mais si peu, tant il est facile à voler. Un parapluie est plus indépendant qu’une tuile…

JACQUES. Selon notre auteur la rencontre de hasard n’est pas une question d’amour mais de beauté. Beau comme la rencontre fortuite d’un battement de paupières, disons celles de la jeune personne pimpante qui passe devant nous en ce moment d’un air décidé, et des suites d’un battement d’aile de papillon. Mais il y a un précédent. Rappelez-vous ce que dit Socrate, peu de temps avant de boire la ciguë chez Phédon.

PIERRE SIMON. Rappelez-le moi, s’il vous plaît.

JACQUES. Il entreprend une description compliquée et chaotique de l’endroit où il pense que son âme ira habiter : le gouffre du Tartare, d’où quatre fleuves partent, et où ils se jettent, car ils ne trouvent pas d’appui, comme le sang que notre cœur fait circuler, comme l’air qui entre dans nos poumons et en sort. Pour faire simple, les quatre fleuves sont l’Océan, et l’Achéron qui coule en sens inverse et arrive au lac Achérousias, point de rencontre des âmes des morts ; le fleuve bouillonnant Pyriphlégéton qui décrit un cercle puis de nombreuses spirales et longe le lac sans mêler ses eaux aux siennes ; enfin le Cocyte, qui décrit des spirales en sens inverse du Périphlégéton, longe le lac en sens opposé, et dont l’eau ne se mêle à aucune autre…

Les morts y arrivent pour être jugés. Les bons, les justes sont libérés et atteignent en s’élevant les Iles des Bienheureux. Les méchants sont jetés dans le Tartare d’où ils ne reviennent pas. Les ni bons ni méchants, ceux dont les fautes n’étaient pas irrémédiables, ou qui s’en sont repentis, sont les plus intéressants : ils sont précipités au Tartare et de là aux fleuves tant qu’ils n’ont pas fléchi leurs victimes ; ils en suivent le cours que je viens de décrire, et parcourent une spirale étrange, qui ressemble étrangement à la boucle décrite par votre Lorenz ! Socrate, pas fou, ne soutient pas que les choses soient juste comme il l’a dit, mais que puisque l’âme est immortelle, à long terme en quelque sorte, il en prend le risque, car, ajoute-t-il : kalos kyndinos, «le risque est beau»[7]. Comme la rencontre.

Fig 1. Attracteur de Lorenz le long du lac Achérousias

 

PIERRE SIMON. Allons, vous savez bien que la beauté ne fait rien à cette affaire : pour Platon comme pour Phédon, kalos signifie favorable, avantageux. Comme le kerdos d’Antigone, qui elle aussi meurt avant le temps qui lui est destiné.

JACQUES. Je vous accorde cela. Nos contemporains grecs l’emploient à tout bout de champ, même dans : «bonjour, bonsoir», dans notre sens de : OK, c’est extra, super. On peut qualifier ainsi le chaos déterministe.

PIERRE SIMON. La belle rencontre de Lautréamont ne serait donc pas fortuite ?

JACQUES. Peut-être pas. Un ami biologiste m’a montré un jour sur sa table de travail une expérience de dissection de coeur de grenouille tendu par des aiguilles et fils de machine à coudre disposés en étoile comme des baleines de parapluie ouvert : réduit à un menu morceau, le coeur continuait à battre, tous les morceaux contenaient un pacemaker. Quelqu’un fredonne une chanson et de proche en proche le coeur du groupe local fibrille en choeur.

PIERRE SIMON. Notre propre rencontre est pourtant bien due au hasard, n’est-ce pas ?

JACQUES. Allez savoir. Revenons à la série causale des parapluies, indépendants selon vous : encore qu’ils soient contraints de satisfaire à des normes. Un certain fabricant, semblable à celui qu’on voit dans le film «Potiche» de François Ozon, produit avec rigueur des parapluies autonomes, mais conformes aux spécifications de l’AFNOR.

PIERRE SIMON. Qu’est-ce ?

JACQUES. L’Association Française de Normalisation. Il vend son lot de parapluies aux commerçants du quartier qui les mettent à l’étalage à l’approche de la Saint Médard, quand la pluie menaçant de tomber entraîne les conséquences commerciales rapportées par les Frères Jacques : «c’est le gagne-pain des marchands de pépins et de waterproofs, faut bien que ces gens bouffent». Il n’empêche : pourquoi la pluie est-elle si forte ? Les causes étant faites pour avoir des effets, ne vous déplaise, un quidam achète un parapluie, qu’il se fait voler sans doute le matin même par un ami. Vous me suivez ?

PIERRE SIMON. Tout à fait : cela ne s’est pas effacé là-haut sur le Grand Rouleau.

JACQUES. L’ami s’en sert pour faire traverser à l’abri la rue à une belle. Il lui chante qu’elle a de beaux yeux tu sais, qui « voudraient bien le voir, mais elle ne les laisse pas le regarder, et ne veut pas battre des paupières[8] ». Dans le Poème de Parménide, les yeux sont les filles du soleil qui ont délaissé les demeures de la nuit pour la lumière[9]. Notre fille de lune, lumineuse de nuit d’une lumière venue d’ailleurs, regardant sans cesse de tous côtés les rayons du soleil, a produit de jour l’éclipse de sa fille. «Alors je voudrais embrasser tes lèvres», conclut la chanson. C’est peut-être la belle que nous avons vu défiler tout à l’heure, devant le temps qu’il fait. Quelle tuile tombera-t-elle, et sur qui ? Jadis Jean Giraudoux a fait dire à Ulysse que la guerre de Troie n’aura pas lieu parce qu’Andromaque a le même battement de cil que Pénélope. Cela n’a pas empêché deux tuiles imbéciles : Oiax et Demokos, de faire tomber le bruit et la fureur sur Troie, comme Cassandre l’avait prévu…

PIERRE SIMON. Vous êtes comme les psychiâtres : vous voulez que tout ait une signification, un signifié plutôt, parce que tout est écrit, laisse une trace ou provient d’une trace. Au lieu de chercher ce que signifie le signal, demandez-vous avec plus de modestie si le sens est modifié par un changement dans la séquence ou dans le contexte.

JACQUES. Par un changement de ponctuation ? A défaut de hasard, je vous accorde l’ignorance. L’ami ne sait pas si ses yeux le voient, puisqu’elle ne les laisse pas le voir. C’est une variable cachée.

PIERRE SIMON. Pas à tout le monde ! Je les ai vus, moi, elle a battu d’une paupière. Accordez-vous une signification à ce signe singulier, serait-elle altérée si l’autre oeil s’était entr’ouvert en même temps, mais si la fille avait fait en sorte que vous n’eussiez aperçu qu’un seul clignement d’œil ?

JACQUES. L’ami qui lui dit : «T’as de beaux yeux » prouve par ces paroles qu’il l’a observée, qu’il a fait une mesure ou au moins une comparaison. Il a même constaté que cette observation et cette mesure ont modifié son comportement : elle a été dérangée par la mesure. En tous cas il semble savoir, lui, si l’autre oeil s’est ouvert ou non. Mais que sait-il de ce que l’oeil et le cerveau se disent ?

PIERRE SIMON. Dans un seul clin d’œil ? Demandez ce qu’il ou elle croit en savoir : peu de chose, je le crains. On a cherché à savoir ce que l’œil de la grenouille dit au cerveau de la grenouille[10] : des perceptions visuelles de lumières et d’ombres plutôt que des sensations lui signalent un ennemi à fuir ou une bestiole à manger, par un contraste local, une arête, une courbure : elle est le temps qu’il fait, et elle vit l’éclipse au quotidien ! Mais elle ne connaît pas le clin d’œil, ses yeux ne bougent pas comme les nôtres, ils n’ont pas de fovea, elle répond en déplaçant tout son corps pour se protéger ou pour saisir un objet de désir. Ce que notre propre œil dit à notre cerveau est un peu plus perfectionné, mais le cerveau a la charge d’imaginer à peu près tout, sauf l’éclipse.

JACQUES. Tout en adoptant et utilisant sans vergogne dans la vie courante les innovations bien pratiques du monde numérique, une grande part de l’humanité continue de croire que l’univers a été créé par Dieu il y a cinq mille sept cent soixante quinze ans avec les formes vivantes telles que nous les voyons et que les croyants trouvent parfaites, de ce point de vue. Mais les verriers de la région d’Iena fabriquent des lentilles infiniment plus perfectionnées que l’œil humain, de leur point de vue, et mettraient cet œil à la poubelle : à chacun sa vérité. Des vérités qui diffèrent par le but recherché.

PIERRE SIMON. L’oeil humain est le résultat de l’évolution pendant des milliards d’années d’êtres vivants cherchant à persévérer dans leur être et à défendre un territoire, en mangeant et en évitant d’être mangés, en cherchant un partenaire sexuel : ce n’est pas scientifique mais ce n’est pas rien, tout de même !

JACQUES. Le monde numérique est le résultat des efforts pour comprendre des phénomènes de la nature que l’œil humain ne voit même pas, pour expliquer, et pouvoir prédire dans son environnement : à chacun son éclipse.

PIERRE SIMON. Alors à demain matin peut-être, cher Jacques. Ou à une époque incertaine à un endroit imprévisible ?

JACQUES. «Jusqu’à ce que nous nous rencontrions à nouveau, je n’ sais où, je n’ sais quand, jusqu’à notre prochain rendez-vous, quelque jour ensoleillé[11]. »

PIERRE SIMON. Un événement aléatoire, reconnaissez-le.

JACQUES. Mais dont la probabilité dépend du temps qu’il a fait la veille : c’est le gagne-pain de la météo. Dans un coin de ciel gris qui se lève, le soleil a réussi une percée locale ; ce n’est encore qu’une trace de bleu sale derrière un rideau de buée, un clin de soleil. Quel temps fera-t-il après l’éclipse?    

PIERRE SIMON. Si vous interrogiez cette femme…

JACQUES. A votre avis, qu’en dira-t-elle ?

PIERRE SIMON. Peut-être le contraire de ce que pense la grenouille.

JACQUES. Le temps qu’il fait ? Ou le fond de l’air ?

PIERRE SIMON. Elle aime les gens qui savent ce qu’ils veulent, et le temps qui sait ce qu’il fera.

JACQUES. Mais s’ils ne savent pas qu’il y a une éclipse ? Pour le savoir, il faut le jour, mais la lune ne le sait pas et toujours nuit.

PIERRE SIMON. Mal lui, lune…

 

[1] LAPLACE P. S. : Essai philosophique sur les probabilités

[2] D’après DIDEROT D, NEWTON I. et al

[3] ASHBY W. R. : An Introduction to Cybernetics, Chapman & Hall, London, 1956 pp. 109 et 279

[4] JOYCE J. : Ulysse, Le Livre de poche, Gallimard, 1948, pp 655-704

[5] FOUCAULT M. Les Mots et les Choses, Gallimard, Paris, 1966, p 199

[6] LAUTRÉAMONT. : Les chants de Maldoror

[7] PLATON : Phédon, in :Les Belles Lettres/Denoël, 1978, p.159

[8] Malagueña salerosa, chanson mexicaine

[9] Le poème de Parménide : fragment I, v.9-10 et fragments14-15

[10] Mc CULLOCH W. & MATURANA H. : What the Frog’Eye Tells the Frog’s Brain, in : Embodiments of the Mind, The M. I. T. Press, Cambridge, Mass1961, pp. 231 et 253

[11] KUBRICK S. : Fin de la bande sonore de Docteur Folamour

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Pourquoi des philosophes

POURQUOI DES PHILOSOPHES?[1]

Auteur de ce blog, j’y présente mon activité: mon occupation principale a consisté à m’occuper d’objets techniques, de participer à leur création, et de tenter de résoudre les problèmes survenant sur le chemin de ces créations: problèmes techniques; ou embûches d’origine extérieure survenant sur ce chemin.

Je me suis efforcé d’apporter des réponses techniques à ces problèmes techniques              .

Il m’est arrivé aussi incidemment de faire un peu de science pour la science: pour savoir, parce que j’en avais besoin pour comprendre un problème scientifique qui survenait, et pour tenter de le résoudre.

Pratiquement, j’ai participé à la création de quelques objets artificiels[2] : par définition ceux qui sont conçus par des êtres humains, pour atteindre une fin susceptible d’intéresser des êtres humains, par opposition aux objets naturels créés par la nature  ; et j’ai recherché des moyens d’éviter les embûches survenant sur le chemin de telles créations.

Au cours de telles tentatives, depuis la plus haute antiquité, des idées ont été exprimées, échangées au cours de conversations sur les moyens à utiliser, des théories ont été échafaudées à leur propos; de nombreuses explications et moyens magiques ont longtemps été utilisés en priorité; puis on a fini par s’apercevoir peu à peu, tardivement, de l’utilité d’entreprendre sans a priori magique des expériences, pour s’assurer qu’on cherchait dans une bonne direction, pour savoir si le résultat escompté serait bien obtenu. Mais il a fallu pour cela qu’on dispose déjà des moyens techniques nécessaires, d’objets artificiels appropriés pour atteindre la fin recherchée: vérifier qu’on cherche dans une direction susceptible de parvenir à un résultat escompté.

Tous ces efforts de vérification, (ou de falsification!), toutes ces recherches de vérité : idées, calculs, ébauches, expériences probatoires préliminaires, conversations, discussions, prototypes pour tenter d’aboutir à l’objet artificiel, en termes impératifs autant que descriptifs, ont tendu à la longue à entourer les objets d’un contour estompé, incertain, flou, effet représentatif de notre ignorance: est-ce nous qui l’avons dessiné en cherchant, ou est-ce qu’elles en possèdent vraiment un par nature, que nous l’ayons dessiné ou non ? Continuer la lecture

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Le système Vec à la Fnac: des embûches

Un utilisateur-innovateur s’est manifesté sur le site de La Défense : le directeur de la Fnac.

Lorsque la Fnac a envisagé d’ouvrir un magasin à la rue de Rennes à Paris en 1972, l’autorité publique lui a demandé, dans la crainte d’un parking sauvage de ses clients sur cette rue, de trouver un garage avant de lui accorder le permis de construire. Elle a négocié à cet effet le sous-sol du Collège Stanislas voisin, et dans un premier temps, on a pensé faire sortir les clients du garage par un ascenseur, qui malheureusement sortait au milieu de la cour de récréation…

On a pensé ensuite à un escalator débouchant juste en face du magasin, mais il lui fallait contourner quelques mètres plus haut vers la droite un site classé des catacombes, puis encore un peu plus haut vers la gauche la piscine souterraine du collège : cela s’appelle une contrainte d’insertion dans un site urbain ; elle s’était déjà imposée au couloir d’accès des automobiles au garage, qui existe toujours et dont on peut voir sur les murs les marques provoquées par ces contraintes  ; la hauteur disponible pour la voie aller-retour était de 2,75 mètres, contre plus de 5 mètres pour tout autre moyen de transport existant (le tramway compris), d’où un appel d’offre pour un «parcours du combattant» des people movers : 2,75 mètres de gabarit aller-retour sur une pente de 8% avec un virage sur la droite de rayon 15 mètres aussitôt suivi d’un virage sur la gauche de même rayon sans partie droite intermédiaire, dessinant un S (fig 1).

                                               Fig 1. Gabarit maximum du VEC.

Pas commode à réaliser avec des véhicules accrochés à un câble par une pince, ne pouvant tourner que dans un sens : il aurait fallu arrêter le véhicule à mi-parcours et changer de câble pour tourner dans l’autre sens.

La plupart des systèmes mentionnés ci-dessus POMA 2000, trottoirs, escalators et même ARAMIS ont soumissionné, puis ont reculé devant la difficulté ; le VEC, qui l’a fait grâce à son convoyeur (Fig 2), mais après une mise au point difficile, a pu être exploité deux ans (1977-1978) dans le garage de la Fnac, rue de Rennes.

Pendant ces deux ans d’exploitation, environ un million de parisiens par an ont utilisé ses cabines légères sans moteur, celui-ci étant réparti le long de la voie, donc sans risque de collision, et dépourvues de toit puisque se déplaçant à l’intérieur d’un immeuble.

La principale innovation du promoteur fut par la force des choses d’avoir été obligé de mettre au point son système sur le site même sous le regard souvent peu amène des passants qui passaient à pied, frustrés de n’avoir pas accès au people mover dont la mise au point traîna en longueur pendant plus de deux ans (1974-1976), en raison d’ennuis financiers autant que techniques.

Les techniciens à la peine essuyaient de la part des passants des remarques sans indulgence du genre :

— Pourquoi vous obstiner, vous n’arriverez à rien…

ou :

— Vous vous apprêtez à remettre votre petit train à la Fnac «clefs en mains»…

Un client hargneux qui poussait un landau lança un jour au passage :

— Vous allez nous encombrer longtemps avec votre engin qui ne marchera jamais…

Notre technicien qui n’avait pas la langue dans sa poche tenta de l’amadouer :

— Vous avez là un beau bébé…

L’autre se rengorgea et sourit.

— Il ne marche pas…

L’homme s’éclipsa vite craignant le mauvais œil.

                                             Fig 2. VEC vers le parking de la Fnac.

Ces difficultés contribuèrent beaucoup à effrayer les industriels intéressés par la promotion du système : ils ne concevaient pas qu’on puisse développer et mettre au point un système de transport nouveau ailleurs que dans un atelier fermé, loin du public ; et qu’on prenne ce qui leur apparaissait comme un risque très fâcheux pour leur prestige d’avoir à découvrir sur le site des défauts techniques à corriger sur place, et à affronter les «quolibets» de passants incompréhensifs, alors que c’était une nécessité pour l’insertion dans un site urbain compliqué d’un moyen de transport nouveau dont on n’avait aucune expérience ; nos concurrents étaient dans le même cas que nous et ne cachaient pas leur appréhension quand leur tour viendrait.

Mais quand le système a enfin fonctionné avec une bonne fiabilité, les usagers eux-mêmes se sont révélés des utilisateurs actifs, contribuant par leur comportement à nous aider à mettre au point un système qui a réellement eu l’occasion de transporter l’aveugle, le handicapé, la vieille dame et son cabas, la jeune femme et sa poussette avec un enfant, le client de la Fnac portant une télé ; sans compter la femme de ménage malienne qui s’en servait le matin à l’ouverture pour un autre usage : détournant à son profit le fait que les cabines étaient sans toit, munie d’une tête de loup au bout d’une longue perche qui atteignait le plafond, elle faisait debout le voyage aller-retour dans ces cabines le temps qu’il fallait pour faire tomber la poussière des hauteurs.

Le people mover VEC a été homologué en novembre 1976 dans cette version prototype à 96,7% de disponibilité par une commission RATP-IRT-Ministère des Transports, puis exploité pendant deux ans : en 1977 et 1978 à une disponibilité moyenne en service de 95%, en transportant environ un million d’usagers par an.

Le promoteur n’ayant pas obtenu d’autre commande a été victime d’une croyance illusoire en un marché inexistant : quoique faisant l’objet d’un grand nombre d’appels d’offre par divers pouvoirs publics, une demande de People Mover ne s’est pas concrétisée à l’époque, aucun financement n’ayant suivi les offres.

Quelle conclusion tirer de cette expérience ?

Le garage souterrain existait déjà, bien avant l’arrivée de la Fnac : le désir des commerçants de la rue de Rennes d’y attirer des usagers de l’automobile, conjugué au désir de ces usagers de s’y rendre a été suffisamment fort pour qu’un promoteur ait résolu de creuser un chemin d’accès des automobiles au sous-sol du collège, en surmontant une contrainte d’insertion dans le site urbain un peu moins contraignante, puisque l’usager de l’automobile reprenant son véhicule pouvait quitter le garage par un autre trajet débouchant dans une rue moins commerçante.

Le désir de la Fnac était tout d’abord de faire connaître au public le plus large l’existence du magasin qu’elle envisageait d’ouvrir rue de Rennes ; le people mover était à la fois un moyen technique de canaliser vers le magasin un flux d’usagers de l’automobile arrivant en sens inverse, et un moyen de transport attractif par sa nouveauté. Il était impossible de le faire pénétrer ailleurs que par un chemin parallèle à celui d’entrée des véhicules, et encore plus tortueux.

La Fnac a accepté ce challenge. Elle a suivi avec philosophie les difficultés que le promoteur du people mover a rencontrées sur son parcours du combattant. Le directeur voyant François Giraud s’acharner sans se décourager, ce qui était l’essentiel à ses yeux, hochait la tête en murmurant : «Ils sont fous ces inventeurs». Mais il avait atteint son but : la Fnac rue de Rennes existait, ses usagers l’avaient rencontrée, et ceux d’entre eux qui étaient arrivés en automobile et avaient trouvé désagréable après deux ans d’exploitation du VEC d’être contraints de sortir à pied du garage, se le tenaient pour dit et revenaient par les moyens de transport en commun existants dans la rue de Rennes.

Le créateur a rendu le service attendu par ce client, mais il n’a pas atteint la cible qu’il visait : montrer un People Mover en fonctionnement suffisamment longtemps pour que le public le désire et le réclame. Si le grain ne meurt…

L’exploitation à la FNAC a été arrêtée au bout de deux ans. L’infrastructure est encore visible aujourd’hui ; le «parcours du combattant» du People Mover dont elle garde le souvenir ne s’est pas représenté, et ne saurait constituer un marché. S’il se présentait une demande de People Mover sur un parcours en ligne droite, un système à convoyeur supporterait difficilement la concurrence avec un système à câble inspiré par les télécabines de montagne, qui bénéficierait de l’avantage d’être déjà connu du public. Les People Movers sont restés dans les montagnes enneigées.

Suite => Illusion créatrice d’une alternative à l’automobile : le PRT

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Du pulso-réacteur au respirateur artificiel

Du pulsoréacteur au respirateur artificiel

À la suite de ces créations dans le domaine aéronautique, reprenant l’idée que l’appareil respiratoire des animaux, de l’homme, était un moteur atmosphérique tout comme les moteurs à piston et à réaction, producteur comme eux de ce gaz carbonique honni par nos contemporains, mais doté d’une finalité différente ! j’ai observé que le principe du déviateur par soufflage et du pure fluid flip-flop ressemblait fort au bouche-à-bouche.

J’ai proposé un respirateur artificiel alimenté par de l’air comprimé, qui s’auto-déviait lui-même de l’inspiration vers l’expiration en alimentant une dérivation sans aucune pièce mobile (fig 1). Il a été réalisé par mon collègue Cyrille Pavlin à la Société BERTIN[1] et nous l’avons d’abord présenté au laboratoire des pompiers de Paris, où il passionna aussitôt le général des pompiers, qui l’expérimenta lui-même  ;  il y voyait un appareil de secourisme pour la réanimation d’urgence dans les lieux publics, et nous conseilla vivement de confier sa réalisation opérationnelle à une PME comme celles des fabricants de pipes, montures de lunettes et objets en plastique semblables qui abondaient dans le Jura.

Puis l’appareil fut adopté par des médecins aux Hôpitaux Foch et Bichat, enthousiasmés à leur tour par le mythe de l’appareil sans pièce mobile[2] : ils n’avaient bien entendu aucune expérience de la réanimation d’urgence sur le terrain, mais étaient préoccupés par le traitement des insuffisants respiratoires sur lesquels on avait pratiqué une trachéotomie pour que l’air pénètre directement dans les poumons par une canule adaptée.

Peut-être était-il possible avec un système sans pièce mobile de revoir ce traitement, de le rendre plus économique, voire de favoriser un traitement à domicile pour les patients dont l’état ne nécessitait pas l’hospitalisation, avec l’aide d’une personne habilitée à effectuer l’aspiration.

Notre respirateur fit donc l’objet dans ces hôpitaux des essais préalables à l’autorisation de mise sur le marché (AMM) et les inventeurs se préparèrent à explorer des PME du Jura, pour en créer la version commerciale.

                                      

                               

Respirateur de la Société Bertin

Mais la Société BERTIN se jugea incompétente et dépassée dans le domaine médical, et son service commercial, fort mal inspiré, se laissa impressionner par un fournisseur des hôpitaux en bouteilles d’air comprimé, qui se déclarait intéressé par cette commercialisation, et bénéficiant de l’appui d’un grand groupe : impressionnée, la société BERTIN se laissa convaincre de lui céder la licence de son brevet ; mes protestations furent sans effet : je n’étais plus dans la Société Bertin, que j’avais quittée pour participer à la fondation de la start-up Cytec de François Giraud, et mes arguments (ceux du général des pompiers)  furent  jugés «non commerciaux», bien à tort comme la suite le montra.

Malheureusement l’homologation et l’AMM furent refusées, au motif officiel que la pression faisant basculer l’air de l’inspiration vers l’expiration : vingt centimètres d’eau, était trop forte dans le prototype, les alvéoles pulmonaires ne supportant que cinq centimètres, quatre fois moins.

Pour y remédier, il suffisait de modifier légèrement le profil, ou tout simplement de doubler la section de passage, divisant par deux la vitesse pour diviser par quatre la pression de basculement jugée excessive. Il est vrai que sur le moment l’appareil risquerait de devenir instable, mais le licencié semblait ne voir en lui qu’un gadget susceptible de favoriser son commerce de bouteilles d’air comprimé: il ne se soucia pas un instant de chercher comment « sauver le phénomène » sans pièce mobile, et l’abandonna aussitôt, s’en désintéressant totalement, sans rien chercher ni demander aux inventeurs, au grand dam des médecins de Foch et de Bichat qui manifestèrent avec force leur indignation et au surplus leur désapprobation totale de l’avis de l’examinateur, à leur avis aussi incompétent sur le sujet que le licencié  ;  mécontentement partagé par les pompiers, qui avaient besoin d’un appareil de secourisme pour des urgences supportant bien plus que cinq centimètres d’eau.

Pourtant ils étaient eux aussi comme nous-mêmes victimes du mythe : le transfert de gaz qu’on appelle ventilation pulmonaire résulte de l’action de muscles, du mouvement automatique d’une pièce « solide » mobile, le diaphragme, commandé par un signal de pression qui n’inverse pas lui-même le sens des gaz, mais est transmis au cerveau qui produit une commande à du hardware d’origine divine selon certains[3]  ;  autre mythe, mais à la limite moins inquiétant que l’illusion créatrice de l’homme qui viendrait au secours de Dieu quand Il serait en panne de créativité.

Dans une exposition publique de l’appareil, nous l’avons monté au-dessus d’une cuve remplie d’eau censée représenter la pression dans un poumon et son diaphragme par la hauteur d’eau variable oscillant dans la cuve. Les spectateurs fascinés respiraient en cadence avec le niveau de l’eau de la cuve, comme la tête munie du masque portant le respirateur (fig 5). Un jour quelqu’un eut l’idée de placer une cigarette allumée sur le conduit d’expiration : au bout d’un quart d’heure, l’eau de la cuve pulmonaire devint noire ! Sérendipité créatrice : troublés, les passants fumeurs jetèrent vite leur mégot…

[1] PAVLIN C. et KADOSCH M. : Mechanical characteristics of a pure fluid respirator with curved walls in : 1st International Conference on Fluid Logic and Amplification, Cranfield, 1965
[2]KADOSCH M., PAVLIN C.,GILBERT J., et ISRAEL-ASSELAIN R. : Appareil de respiration artificielle basé sur le principe des commutateurs fluides, sans pièce mobile, in : Journal Français de Médecine et Chirurgie Thoracique, vol XX, n°1, 1966, pp 6 à 22
[3] NELSON K. : The God Impulse Is Religion Hardwired into the Brain?, Simon and Schuster, mars 2011.a

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Genèse de la Fluidique

Genèse de la Fluidique

Dans le sillage de la révolution cybernétique, de nombreuses applications furent proposées dans le nouveau domaine prédominant du contrôle d’un signal, de la régulation par feedback, des servomécanismes. Peu après l’apparition en 1948 du transistor, composant électronique solide qui détrôna les lampes triodes pour amplifier un signal, et les lampes diodes pour inverser le sens d’un courant électrique, on chercha pendant quelque temps des solutions rivales de ce modèle triomphant en essayant de réaliser une version pneumatique de ces fonctions, utilisant des courants d’air dans des canaux plutôt que d’électrons dans un solide semi-conducteur.

Des micro-déviateurs de courant d’air par obstacle ou vanne furent proposés, puis les équivalents du déviateur par soufflage d’air, sans aucune pièce mobile : les inventeurs américains de ces derniers les ont spontanément qualifiés de pure fluid amplifiers, et de pure fluid flip-flop [1], pour se démarquer des amplificateurs à déviation de fluide par des vannes mobiles, et ont longtemps veillé à ce que cette pureté ne soit pas contaminée ! L’absence de pièces mobiles, illusion créatrice originelle a été au surplus revendiquée comme source de pureté, leur présence étant source d’impureté … Après de nombreux avatars dont l’oxymore aberrant de solid-state pure fluid amplifier, cette filière d’automatismes a reçu le nom de fluidique.

Les promoteurs de la fluidique savaient que de toutes façons leur signal allant à la vitesse du son ne pouvait rivaliser avec un signal allant à la vitesse de la lumière, et visaient des applications simples. Réciproquement, à notre connaissance, le souci de pureté n’a pas été un moteur de recherche important pour le perfectionnement des transistors eux-mêmes, dont le développement fulgurant balayant toute concurrence est dû à son extraordinaire capacité de miniaturisation, que la fluidique était incapable d’imiter : un nombre énorme de composants peut être rassemblé sur un espace réduit, autorisant la construction d’architectures très complexes.

En fin de compte l’absence de pièces mobiles comme objectif d’invention s’est révélée comme un mythe abducteur, guidant la création, mais illusoire dans le domaine des servo-mécanismes pour la production d’un signal : il était évident que le fluide déviateur était aussi mobile que les pièces mobiles solides qu’il remplace, et n’en diffèrait que parce qu’il était dans une phase gazeuse ou liquide « qui ne se casse pas » : c’était sa seule vertu.

À vrai dire, ce n’est pas dans le choix du « fluide » : air, eau, feu, électrons, CO2 ou bile noire, que résidait l’originalité des dispositifs proposés, mais plutôt dans la capacité d’intelligence artificielle communicable à un flux de n’importe quel fluide par des canaux de forme appropriée et dont les parois de consistance bien solide, qu’elles soient fixes ou non, seraient les « contours » agissants.

Suite => Du pulsoréacteur au respirateur artificiel

[1] Cf articles Fluidics, et Microfluidics, in Wikipedia, Internet. Les inventeurs sont Billy Horton et R. E Bowles, de Harry Diamond Labs.

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Exemples illustratifs de l’abduction

Abduction comme traitement de l’information

On peut considérer le raisonnement par abduction, formellement, comme une sorte de traitement de l’information, partant d’ un stimulus, causé par l’émetteur de l’information: le test de la cause C supposée  de l’ évènement E nouveau, qui engendrerait chez le récepteur  en réponse l’effet R constaté. En enregistrant cette information en mémoire,  on pourrait la traiter à la manière d’un «système de production», qui fournit les conditions autorisant une action, traitant l’ information par un stimulus approprié, de la forme  :

SI: Condition remplie  → ALORS: Action exécutée.  Ici: l’émission d’une hypothèse nouvelle, la cause  C’.

Un stimulus sensoriel pourrait engendrer une action même si la condition de l’action n’est pas remplie, mais qu’un événement E concomitant au stimulus soit intervenu comme un catalyseur. Continuer la lecture

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Première rencontre d’objets

Premiers souvenirs d’objets

Je n’ai conservé la trace d’aucun souvenir de mes tout premiers contacts avec des objets dans un milieu extérieur à mon corps, excepté la marque toujours visible sur mon front d’une arcade sourcilière ouverte en butant contre un portail en fer à l’âge de deux ans[1].

Je suis issu d’une famille d’enseignants : mon père, ma mère et mon grand père maternel étaient instituteurs, dans une institution privée où régnait une parfaite égalité entre hommes et femmes qui exerçaient le même métier, et recevaient le même salaire médiocre, de moitié inférieur à celui versé aux instituteurs hussards de la République rétribués par l’Éducation Nationale, qui ne roulaient déjà pas sur l’or : ce salaire ne dépassait donc pas beaucoup le seuil de pauvreté.

J’ai d’abord habité au Maroc Espagnol à l’âge de cinq ans. Nous logions à petite distance des lieux où habitaient les autochtones, à la lisière entre un commencement de monde moderne et celui qui existait juste avant Edison, Pasteur et les frères Lumière. Nous avions l’eau courante, mais dehors des marchands ambulants portant une outre en peau de chèvre vendaient l’eau présumée potable d’une fontaine dans un gobelet de cuivre retenu par une chaîne  ;  nous étions éclairés à l’électricité, mais les parents des élèves de mes parents nous invitaient dans un logement éclairé à la bougie  ;  notre logement contenait un lavabo, et les toilettes à l’intérieur : luxe qui à cette époque n’était pas donné à tous, loin de là, même en France métropolitaine et en Espagne. Continuer la lecture

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