L’interrogation de la nature est un cas particulier de conception de système artificiel: la science en acte est un système humain, dont le but est d’étudier des phénomènes naturels, de découvrir des lois auxquelles ils obéissent, et d’en fournir la description la plus satisfaisante possible pour l’esprit humain.
En se plaçant à l’aube de la philosophie qui a précédé cette science, apparue chez des penseurs de concepts dont l’esprit n’était pas technique, qui connaissaient des concepts mathématiques, ont participé à leur création, mais ne les ont pas utilisés ne connaissant pas le raisonnement mathématique, et dont le tort principal a été de garder les mains dans leurs poches, de n’avoir pas compris que la technique était source de savoir sur les lois de la nature, on se propose ici d’examiner leurs illusions créatrices d’objets artificiels inadéquats, mais d’une incontestable hauteur de vue, redevenues actuelles au siècle dernier après vingt cinq siècles d’interruption.
Les philosophes présocratiques étaient considérés comme des physiciens par leurs contemporains qui les appelaient des philosophes de la nature, ce qui explique qu’ils aient été revisités de nos jours, lors des remises en question de la science par elle-même (logique symbolique, théorie des quanta) et par la cybernétique. Ils ne pouvaient être considérés comme des mathématiciens et ne l’ont pas été, sauf Pythagore : ils ont bien philosophé (pensé) sur l’être des concepts mathématiques, mais le premier raisonnement mathématique des philosophes est trouvé plus tard dans le dialogue Ménon, où Platon représente Socrate en train d’enseigner une leçon de géométrie pour les nuls, en extrayant un raisonnement mathématique de leur mémoire à long terme.
En guise de prologue à l’étude de la conception dans le monde actuel, une promenade dans la Grèce antique à l’époque présocratique est donc digne d’intérêt : on s’y est préoccupé de notre perception du monde sensible, à l’aide de nos sens, et du sens commun qu’il avait produit dans notre cerveau, qui par ailleurs était capable d’édifier un monde intelligible à l’aide de la raison, indépendant de nos sens, et apparemment différent du monde du sens commun : est-ce que le monde sensible ne serait pas une illusion, bien que créatrice d’une grande partie de ce que l’humanité a su faire ?
Nous savons qu’il en est ainsi sous certains aspects. Rappelons la réponse de N. Wiener : trop petits pour influencer le cours des étoiles, et trop grands pour que leur corps exerce une action sensori-motrice sur les particules élémentaires sans instruments prolongeant leurs sens, les mortels entendent le silence éternel d’espaces infinis euclidiens qui n’existent pas ; et seule leur raison est capable de prédire, sans les expliquer, les phénomènes quantiques découverts, mesurés avec une précision extrême, à l’œuvre dans des objets familiers, mais que leurs sens ne sentent pas.
Cependant quelle preuve avons-nous qu’un monde qui serait un objet créé par notre seule raison, dans un cerveau résultat d’une évolution pour dominer ce monde, ne soit pas lui-même aussi la création illusoire d’un monde irréel s’il diffère par trop du monde sensible ?
Quelques réponses apportées par les Anciens : des illusions créatrices d’objets irréels qu’ils ont cru dénoncer, des créations illusoires qu’ils ont proposées à la place, en privilégiant tour à tour le témoignage des sens, la voie trompeuse mais séduisante de l’opinion (la doxa), puis les nécessités logiques mais sévères de la raison (le logos), pour aboutir à une synthèse plus ou moins satisfaisante.
Pour atteindre leur but : une explication de l’univers, ils ont tenté de s’appuyer sur la raison, sur l’observation des astres, des fossiles, mais n’ont pas eu l’idée de vérifier leurs hypothèses par des expériences; peut-être faute de moyens appropriés plus efficaces que leurs sens, mais surtout en commettant des erreurs sur les méthodes susceptibles d’approcher la vérité.
Pour expliquer l’univers, ils se sont appuyés sur un principe explicatif, directeur: l’arkhé, capable d’agir sur un élément matériel, le stoikhéion, susceptible de transformations assez souples pour prendre toute la diversité des apparences du devenir. Ils ont essayé à cet égard l’un après l’autre les quatre éléments connus : eau, air, feu, terre, puis un mélange des quatre à l’initiative d’Empédocle. Mais stoikhéion désigne aussi le petit trait aligné servant à composer les chiffres et les lettres de l’alphabet, autres éléments capables d’engendrer la diversité des produits de la raison, le monde du logos, comme l’ont tenté par exemple les pythagoriciens. Toutefois les premiers physiciens d’Ionie ne faisaient pas une distinction aussi nette entre un principe et une matière si l’on en croit les doxographes : pour eux l’arkhé était une sorte de matière active prenant les formes changeantes du devenir[1].
Environnement scientifique
L’essentiel des conceptions antiques a fait l’objet d’un très grand nombre d’explorations savantes et de discussions subtiles sur la forme et le sens des rares fragments épars recueillis de leurs dires recueillis, traités dans leurs moindres détails comme des fossiles précieux. Je rappelle, en guise d’introduction, leur conception des quatre éléments, et celle que nous lui opposons…
Pour les Anciens, l’air et le feu sont légers et clairs : l’air froid, le feu chaud. L’eau est lisse, le feu pointu et la terre compacte.
L’eau et la terre sont lourdes et sombres à l’état naturel :mais l’eau froide devient terre (glace) ; l’eau chaude devient air (vapeur). La terre chaude devient feu: du devenir.
Les médecins et les alchimistes d’autrefois ont cherché quelle relation pouvait bien exister entre les quatre éléments comptés dans la nature par Empédocle[2] et les quatre humeurs trouvées par Hippocrate dans le corps humain. Ils partaient d’une correspondance supposée entre les éléments, les humeurs et les caractères des êtres vivants contenant ces humeurs :
Terre, froide et sèche = Bile noire (tempérament mélancolique) Feu, chaud et sec = Bile jaune (tempérament bilieux) Air, chaud et humide = Sang (tempérament sanguin) E a u froide et humide = Lymphe (tempérament lymphatique)
C’est un problème dont l’absence de solution a fini par venir à bout, comme ceux dont feu le président Queuille prédisait l’extinction : il suffisait d’attendre que les humeurs et les éléments se multiplient en toute indépendance (2).
Mais pour une raison mystérieuse, les Anciens s’étaient accoutumés à poser les questions quatre par quatre, comme les cavaliers de l’Apocalypse. La fête de la Pâque juive qui célèbre le moment où les Hébreux ont conquis leur liberté en sortant d’Égypte par un récit eucharistique suivi d’un repas en fournit un exemple frappant. Elle a commencé par le sacrifice d’un agneau « pascal », victime émissaire dont le sang servit de signe pour épargner les Hébreux après la dernière plaie d’Égypte. Mais après la destruction du temple,et quand les Hébreux ont appris à écrire, ce sang a été remplacé par quatre coupes de vin. La Pâque est suivie d’une autre fête célébrant la sortie du désert de Sinaï en nouant quatre espèces végétales, et en les balançant aux quatre vents pour conjurer des précipitations mauvaises. Plus tard d’éminents prêtres qui ont élaboré le rituel pascal au moyen-âge ont expliqué à quatre jeunes enfants qui posent quatre questions pourquoi et comment les Hébreux ont cessé d’être des esclaves. Le récit de la Pâque met en scène un échantillon représentatif de quatre enfants :
le haham est le bon, savant (un peu fayot), qui sait pourquoi et comment les Hébreux se sont ainsi libérés ;
le rachah est le méchant, mécréant, qui met en doute cette libération ;
le tam est le naïf, simple d’esprit qui ne sait pas ce qu’on célèbre et demande c’est quoi ça ?
Enfin le chéeyno yodéa lichol est celui qui ne sait pas encore questionner.
Il se peut que cette typologie soit diachronique et décrive un même enfant qui en grandissant de zéro à sept ans gravit des étapes successives de son entendement, comme l’a démontré Jean Piaget en réalisant des expériences à l’aide d’enfants et de verres d’eau : à sept ans, pas avant, l’enfant est un haham qui sait que la quantité d’eau se conserve quand on la transvase d’un récipient à un autre de forme différente ; de même qu’il sait que les Hébreux contenus dans l’Égypte ont été transvasés dans la Terre Promise, et plus tard dans d’autres terres, en conservant leur identité, leur nom, leur culture.
Pour les Modernes, le feu n’est pas un élément du monde sensible, ou alors négatif (d’après les pesées de Lavoisier). La terre est un mélange d‘éléments plutôt lourds, ou alors une boîte noire qui aspire, pour le retenir, le monde qui veut la dominer (dans la sensibilité de Heidegger). L’air est un mélange d’éléments légers. L’eau est un corps composé de molécules obtuses ayant la forme d’une haltère dont deux branches forment un angle de 105 degrés. L’air et l’eau non solidifiée sont des fluides informes: les fluides prennent la forme du récipient qui les contient, on peut les plier sans effort ; en termes savants, ils n’opposent aucune résistance à un effort de flexion, leur coefficient de Poisson est égal à 0,5, ce qui simplifie beaucoup l’équation de leur mouvement ; l’eau à l’état liquide change de forme en gardant un volume constant au contraire de l’air. Mais le coefficient de Poisson du caoutchouc est aussi égal à 0,5 et il se déforme lui aussi en gardant un volume constant, que ses molécules occupent en se repliant : il faut faire quand même un petit effort pour le plier. Il ne prend pas la forme des boîtes où on l’empile : amortisseurs, roues de véhicules. Si au contraire on s’en sert comme récipient pour contenir de l’air à son intérieur, il prend la forme d’une enveloppe sphérique stockant dans sa matière une énergie d’origine renouvelable : l’activité solaire produisant les déplacements d’air dans l’atmosphère appelés vents, qui selon un mythe des Anciens remplissaient les outres du dieu Éole ; il en offrit une à Ulysse pour qu’il puisse regagner Ithaque en soufflant un vent favorable dans ses voiles.
Mais ces outres étaient en cuir d’un taureau de neuf ans, car les Anciens ne connaissaient pas le caoutchouc : si les Pythagoriciens avaient été confrontés au caoutchouc et à son coefficient de Poisson, ils auraient été aussi embarrassés: liquide ou solide ? que par l’irrationnel qu’ils ont découvert dans la diagonale du carré. Au demeurant, ils ont connu Epiménide le Crétois menteur, et ils auraient fort bien pu être informés du paradoxe du Barbier du Village contenant des hommes qui se rasent eux-mêmes et d’autres qui se font raser par le Barbier : exemple de non-être qui a paniqué les Logiciens du Cercle de Vienne, notamment Frege. Mais cela dépasse le monde sensible.
Erwin Schrödinger, s’interrogeant en 1944 sur le sujet de la vie, avec aussi peu de connaissances sur le sujet (les petits pois du moine Mendel, les mutations de la Drosophile) que les Anciens sur le leur, a prédit dès cette date que l’élément moléculaire constitutif des êtres vivants (le futur ADN) devrait avoir les propriétés d’un cristal apériodique, combinant les propriétés du verre et du caoutchouc[3], comme un fil de cuivre. Il raisonnait sans aucune expérience, à l’aide d’arguments que les Présocratiques n’auraient pas récusés : ils méritent d’être rappelés succinctement ici.
La vie, support d’une hérédité, implique une mémoire. L’agitation thermique des atomes empêcherait toute mémoire. La forme élémentaire de la vie ne peut être un atome, mais au moins une molécule, assez grosse pour résister à l’agitation à la température ambiante d’environ 300 kelvins sur cette Terre : la cellule a une structure stable, pendant « un certain temps». La structure solide cristalline engendrerait par répétition linéaire une possibilité de mémoire, mais trop pauvre : la répétition n’autorise aucune évolution.
La structure support d’une mémoire héréditaire est donc celle d’un fil mince flexible comme un fil de cuivre, conservant quelques propriétés du cristal pour conserver et transmettre, mais pas trop pour pouvoir supporter des mutations ; la consistance matérielle finale étant composée d’ états intermédiaires entre le solide, le liquide, le gazeux ; un monde vivant fluide, collant, visqueux.
Le développement de l’organisme se faisant suivant un plan précis déterministe, mais déterminé par l’organisme (qui d’autre ?) a le caractère d’un programme suivant un code, un « mathème » ; mais pour créer une suite de formes il faut que le gène puisse manipuler, à l’aide d’un alphabet à quatre lettres, un produit actif à vingt lettres : on notera l’analogie avec le langage humain exprimant à l’aide de vingt phonèmes des sujets, des verbes et des objets en une suite linéaire de motifs dans le logos.
La température est à l’origine des mutations spontanées ; Schrödinger se demande si les mutations ne sont pas dues à des sauts quantiques, bien que sachant qu’on ne sait toujours pas pourquoi elle existent à l’échelle atomique. La reproduction à travers les générations successives nécessite une très grande précision, et une stabilité de la molécule édifice atomique assurant sa survie à l’échelle du temps des organismes. C’est à leur propos que se pose la question de la précision : c’est un problème similaire à celui du tirage d’un livre sans erreurs typographiques après de nombreuses relectures par l’auteur, avec l’aide d’un correcteur automatique des fautes de grammaire et d’orthographe, d’espacement entre les bornes des fragments de phrase, qui assure la stabilité du langage. Il aura fallu de nombreuses relectures de l’auteur, qui engendreront des mutations du texte de la dernière minute, dues à des fluctuations de sa « température » dans son environnement final avant impression.
[1] BACCOU R. : Histoire de la science grecque Éditions Montaigne, Paris, 1951, p. 68.
[2] Il y a plus de cent éléments dans le tableau périodique de Mendéléïev
[3] SCHRÖDINGER E. : Qu’est-ce que la vie ? Christian Bourgois Éditeur, France,1986