Le rêve brisé
Le public n’a pas rejeté l’Aérotrain, qu’il n’ a jamais vu, pour réclamer un TGV : il a adopté la grande vitesse sur terre qui lui était présentée.
En fait la SNCF qui n’a jamais sérieusement envisagé d’adopter l’Aérotrain pour une liaison interurbaine, a cessé d’y penser quand Bertin a disparu, alors qu’il n’y avait pas lieu de choisir, mais de se demander s’il fallait arrêter une recherche d’innovation. À partir du moment où la grande vitesse répondait à l’engouement du public et de ses élus, qu’elle était impossible sur le réseau existant et n’était concevable que sur une voie nouvelle, un réseau étendu de voies nouvelles TGV a vu le jour, et se développe encore, ainsi que la multiplication des versions de TGV mises en exploitation, à la longue au détriment des infrastructures existantes dont on remettait à plus tard une modernisation aussi nécessaire pour le réseau ancien, la vitesse n’étant pas le seul objectif commercial. Dans cet état d’esprit il est incompréhensible qu’on n’ait pas trouvé un seul endroit où implanter une ligne d’Aérotrain, hors réseau existant puisque c’était la raison de son refus, fut-ce au sol, comme à Gometz et presque partout à la SNCF.
Une ligne d’Aérotrain était utile pour poursuivre l’expérimentation de ses composants, et ensuite pour disposer en France après l’expérimentation d’une vitrine pour commercialiser cette invention à l’étranger, partout où elle n’était pas incompatible avec l’existant local. Une ligne shuttle (navette) Paris-Orléans aurait parfaitement convenu pour ces objets, venant s’ajouter à sa propre utilité, sans gêner le TGV qui à ce jour ne dessert toujours pas Orléans. On n’a même pas profité de l’existence des 18 kilomètres de voie abandonnés dans la Beauce, cimetière des illusions perdues, pour examiner si un tel ouvrage d’art continu, solution éventuelle d’infrastructure, conserve ses caractéristiques géométriques au cours du temps, et peut concurrencer le ballast.
Ce n’est qu’aujourd’hui en 2019, que la demande de TGV faiblit, le public commençant à trouver que la vitesse coûte cher. La SNCF, son TGV, et ses fabricants sont mis en concurrence avec d’autres dans le cadre de l’Europe, et à la gare d’Atocha à Madrid, on demande au passager voulant poursuivre jusqu’à Séville de bien vouloir traverser le quai, nonobstant la rupture de charge !
Les 13000 visiteurs qui ont essayé le prototype de l’Aérotrain ont loué son confort ; la voie en béton coûtait moins cher que le rail pour grande vitesse ; le coussin d’air était un moyen de suspension remarquable, mais il fallait comme pour le Turbotrain et pour les mêmes raisons renoncer pour la propulsion à la turbine à gaz et trouver un moyen électrique ; la distance d’arrêt d’urgence d’un TGV était de 2300 mètres, celle de l’Aérotrain de 900 mètres seulement à la même vitesse, or la distance d’arrêt en exploitation qui en est le quadruple conditionne la fréquence des rames, qui détermine la nature même du service rendu par un moyen de transport nouveau.
Le reproche fait à Bertin de n’avoir travaillé que sur le coussin d’air, de n’avoir pas étudié les problèmes d’intégration à un réseau, n’avait de valeur que sur le réseau existant de la SNCF qui avait rejeté l’Aérotrain depuis longtemps, en particulier pour cette raison politique, qu’elle n’a même pas appliquée sur Lyon-Marseille quand le TGV Paris-Lyon a été prolongé, à Valence et au delà.
Il est vrai que la roue sur rail fournissait en principe la solution de quelques problèmes non résolus par le coussin d’air : il assurait la signalisation, comme le pas des chevaux reconnu au loin par le Sioux collant son oreille au sol ; l’aiguillage pour changer de voie était plus facile et sa technique éprouvée par une longue pratique, alors que le changement de voie à grande vitesse de l’Aérotrain n’a pas été étudié.
Cependant il arrive encore qu’un train déraille catastrophiquement, alors que ce genre d’accident paraît impensable dès le départ avec une voie d’Aérotrain : comment imaginer la sortie d’un rail de plus de 50 centimètres de hauteur ? Il faudrait un obstacle qui provoque le décollage de l’Aérotrain à grande vitesse. Certes des catastrophes comme celle de Fukushima ont montré que les scénaristes souffrent d’un défaut d’imagination, et auraient intérêt à lire des romans d’anticipations invraisemblables (cf. plus loin: Un train pas comme les autres) : on ne devrait pas ignorer les scénarios inimaginables d’une probabilité infime, ils trouvent le moyen de se produire, et à mesure que leur probabilité diminue et devient voisine de zéro, les dégâts qu’ils sont susceptibles d’engendrer en se réalisant augmentent de façon vertigineuse. Raison de plus pour disposer d’une ligne pour expérimenter les solutions sur Aérotrain proposées pour ces fonctions, comme pour le freinage et la motorisation.
Le récit de l’Aérotrain suburbain
En raison de l’opposition de la SNCF à toute liaison interurbaine, même Paris-Orléans, on chercha une liaison suburbaine, dans la région parisienne pour des raisons de prestige : la liaison entre les aéroports d’Orly et de Roissy en passant par Joinville pour aller à Paris par le RER était le choix idéal pour le but recherché d’une vitrine internationale visant l’étranger, dont les usagers n’auraient pas discuté le coût du transport utilisé une seule fois par voyage ; mais les Finances ont jugé sa construction trop chère.
On aurait pu dans un premier temps construire seulement Orly-Joinville, mais l’étude n’en a pas été faite, car on s’est emballé tout de suite pour la création illusoire d’un autre projet, d’origine administrative cette fois.
Une liaison de la ville nouvelle de Cergy avec le quartier d’affaires de La Défense semblait la plus économique et avait donc la préférence des Finances, raisonnant à court terme donc à courte vue, parce qu’elle utilisait une enveloppe financière déjà existante prévue pour une liaison ferrée Cergy-Paris par le RER Nord-Sud : future ligne B qui se fera quand même plus tard en 1977, mais pour relier Paris à l’aéroport de Roissy en prolongeant vers le nord le chemin de fer existant desservant Robinson et la vallée de Chevreuse. Cette liaison Cergy-La Défense, proposée par la DATAR et l’Institut d’Aménagement de la Région Parisienne (IAURP) était absurde aussi pour d’autres raisons : La Défense voyait en Cergy un concurrent comme centre d’affaires, et surtout le but de vitrine internationale n’était pas atteint, aucun aéroport n’était desservi ; enfin les habitants de Cergy voulaient être reliés à Paris et non à La Défense, et n’auraient accepté de payer qu’un ticket de coût social : l’exploitation aurait donc coûté à l’État une subvention lourde.
La Société Aéropar créée pour réaliser un Aérotrain Cergy-La Défense l’avait quand même jugée rentable, à plus forte raison la liaison entre les aéroports Orly et Roissy, et même l’Aérotrain Paris-Orléans qui aurait mis Orléans à vingt minutes de Montparnasse. Mais oubliant la vitrine internationale, la décision majeure à prendre à ce moment était de nature géographique et sociale : entre quels pôles habités par quelles populations réaliser une liaison expérimentale à grande vitesse par un procédé innovant ? La décision à prendre dépendait de nombreuses administrations qui mettaient en balance d’autres préoccupations qui leur étaient propres.
Finalement aucune des considérations techniques et économiques énumérées plus haut n’est intervenue dans la décision administrative qui a été prise de ne rien faire du tout : prise par qui ? pour quelles raisons ?
Lucien Sfez a écrit à ce sujet un livre fort instructif[1] : une décision administrative impliquant de nombreux acteurs (le promoteur, la DATAR, les aéroports de Paris, l’IAURP, le RER, les Finances, les banques, …) résulte d’illusions multiples qui sont présentées par ces acteurs comme des rationalités juxtaposées : chacune prend une valeur nouvelle en acceptant d’être codée par sa voisine. Cette décision surcodée est comme un nuage qui s’accumule (par condensation des finalités multiples des acteurs), ce qui finit par le faire tomber en pluie, ou disparaître, dispersé par des vents contraires : le surcode engendre un feedback positif.
Un conte merveilleux
L’activité administrative, a écrit Herbert Simon, n’est pas très différente de celle d’un acteur jouant un rôle[2], ce qui est une manière d’appliquer un code. Lucien Sfez va dans ce sens quand il considère une décision administrative comme un récit, structuré comme les contes merveilleux[3] dont l’école des formalistes russes a fait l’analyse vers 1920.
La structure d’un récit est systémique : la question de savoir ce que font les personnages, quelles sont leurs actions, est seule importante ; peu importe qui les font et comment, s’ils les font bien. Lucien Sfez considère ces actions comme des sous-systèmes dont les rationalités juxtaposées travaillent entre elles de façon supposée créative.
J’ai relevé dans l’analyse des contes merveilleux par Vladimir Propp les actions typiques suivantes : la princesse (Président Pompidou) exige la construction d’un palais magnifique (l’Aérotrain) que le héros (Bertin, la Société de l’Aérotrain) pourrait bâtir grâce à l’objet magique : un trèsor, gardé par le dragon (Ministère des Finances) qui en interdit l’accès ; l’objet magique n’est pas mis à la disposition du héros, il est remplacé par un nouvel objet magique (suburbain à la place de l’interurbain) ; le héros subit une épreuve (moteur électrique) qu’il réussit ou non, un questionnaire (modèle technico-économique), une attaque (le projet C03) ; le héros et son agresseur s’affrontent dans un combat, ils jouent aux cartes (confrontation des modèles) ; le dragon lui ordonne de soulever une lourde pierre (renoncer à la vitrine internationale) ; chassé, le héros a été emmené loin de chez lui (à Cergy !) ; deux géants (la DATAR et l’IAURP) lui demandent de partager entre eux un bâton (Aérotrain futur Paris-Cergy-Le Havre) et un balai (l’Aérotrain fait partie du RER, mais à partir de La Défense) ; on vole l’objet magique pour détruire le héros (on décide de ne rien payer, l’Aérotrain est enterré) ; le héros est transporté dans un autre royaume où se trouve l’objet de sa quête (aux États Unis, où l’Aérotrain devient le TACV, Tracked Air Cushion Vehicle, que la Compagnie Rohr essaie de promouvoir).
Un train pas comme les autres
Une autre illustration avant l’heure de la structure d’une décision administrative comme un récit a été fournie en 1946 par la genèse paradoxale de l’innovation dans le ferroviaire du centralien Boris Vian, qui a raconté dans son roman : “L ‘Automne à Pékin”, la conception suivie de création «d’un train pas comme les autres» : la ligne de chemin de fer du désert d’Exopotamie, accessible par l’autobus 975, lui-même inaccessible ; ligne montée sur cales sans ballast, en attendant d’en trouver dans le désert ; conçue pour être desservie par une station unique placée au même endroit que l’habitation unique du désert ; tracé retenu comme le seul possible, résultant de calculs techniques suivis d’une décision d’expropriation d’intérêt public par le Conseil d’Administration de la Compagnie ; mais ne tenant pas compte du danger réel de ce choix, qui conduisit à une catastrophe finale par la survenue simultanée au même endroit d’événements d’une probabilité infime (dont nous avons appris depuis qu’elle peut parfaitement se produire, hélas).
Le choix administratif de l’emplacement d’une station unique n’est pas sans rappeler le choix primitif d’une station unique de chemin de fer desservant le futur aéroport de Roissy, placée à égale distance des futurs aéroports Roissy 1 et Roissy 2 : à deux kilomètres de l’un et de l’autre.
Il se peut que le visionnaire Boris Vian ait été inspiré par la promotion absurde du chemin de fer Transsaharien, que des émissaires du gouvernement de Vichy venaient nous vanter à l’Ecole des Mines (et sans doute aussi à l’Ecole Centrale) au printemps 1941, pour nous faire rêver à autre chose qu’à la misère ambiante, avec la bénédiction de l’autorité d’occupation. Le rail contournant les dunes était posé sur une plate-forme élevée de quelques centimètres pour éviter l’ensablement, et les cailloux pour le ballast étaient cherchés sur place. Le tracé rencontrait l’Oued Guir, dont les crues, nemesis du milieu associé, emportaient en novembre et en mars la voie posée qu’il fallait rétablir tous les six mois.
[1] SFEZ L. : Critique de la décision, Fondation Nationale des Sciences Politiques, 1976, pp. 363-381.
[2] SIMON H. : Administrative Behavior, p. 252
[3] PROPP V. : Morphologie du conte, Seuil/Points 1970