Individuation par feedback dans un milieu associé
L’objet artificiel « interface entre un intérieur et un extérieur » prête à discussion au plan physique, s’il s’agit d’un objet matériel technique : il a besoin pour fonctionner d’éléments qui pourraient être considérés comme se situant à l’extérieur de lui-même, et pas seulement à l’intérieur.
Considérant un objet technique individuel, Simondon a appelé milieu associé[1] un milieu que l’objet a créé autour de lui et qui le conditionne comme il est conditionné par lui pour l’individuer, en faire un individu, qui conditionne son présent par son avenir : ce qui a lieu si sa liaison au monde naturel met en jeu une causalité circulaire, réaction corrective a posteriori d’un effet sur sa propre cause qu’on appelle feedback, qui permet son fonctionnement autonome. Ce milieu est une partie de l’environnement de l’objet, celle qui en fait un individu en contenant tout ce qui interagit avec lui.
Prenons l’exemple de la voiture automobile usuelle, urbaine et interurbaine, et non pas tout-terrain : c’est un objet artificiel, imaginé, conçu, créé et fabriqué sous des formes successives répondant de plus en plus près au but humain initial de transporter quelques personnes humaines sur une distance pouvant atteindre quelques centaines de kilomètres, en se déplaçant de préférence sur un support adapté à un usage collectif, apprêté pour que des roues y roulent sans glissement, et en grimpant des pentes d’un pourcentage limité par la puissance du moteur. Ce support, à l’évidence extérieur à l’automobile, est un autre objet technique, situé dans un milieu complémentaire de l’automobile conçu pour que, son moteur fonctionnant, ses roues y roulent.
La définition d’un individu autonome conçu pour fonctionner dans un milieu associé peut être applicable d’abord aux automobiles créées par les pionniers qui ont inventé les premières réalisations de cet appareil destiné à remplacer une voiture conduite par un cocher, tirée par des chevaux, entretenus par des palefreniers, et qui ont commencé par la faire fonctionner sur les chemins existants, où ils n’ont pas été bien reçus : s’ils voyaient approcher des chevaux, ils devaient arrêter le moteur et couvrir la voiture d’une couverture de camouflage peinte aux couleurs de l’environnement pour ne pas les effrayer : milieu associé très primitif.
On a cru que cette voiture au démarrage difficile dont le fonctionnement nécessitait un entretien mécanique serait conduite par un mécanicien, qu’on appela chauffeur parce qu’il devait chauffer le moteur après l’avoir mis en route à l’aide d’une manivelle.
Le métier de chauffeur mécanicien était destiné à remplacer ceux de cocher et de palefrenier. C’est ce qui s’est vraiment produit en U.R.S.S. à la suite de la révolution communiste qui a eu lieu au moment où ce moyen de transport s’est suffisamment concrétisé pour remplacer le cheval, et a été longtemps réservé à la nomenklatura du régime ! tandis que dans les pays capitalistes développés Henri Ford construisait une voiture que tout le monde pouvait acheter et conduire.
Par la suite, beaucoup de monde désirant désormais acheter et conduire une voiture lui-même, un conducteur débutant apprenant à conduire dans des chemins écartés, ou dans une auto-école, a été et reste toujours le système de contrôle de cet apprentissage, pour exercer une conduite autonome en toute sécurité de ce type de machine: un objet de désir nouveau, qu’un grand nombre d’objets artificiels proposent au public de satisfaire.
Cette définition est aussitôt extensible à l’objet technique collectif ou social constitué par la population des automobiles en circulation, conduites par des conducteurs munis d’un permis, population considérée comme un super-individu auto-régulé : le milieu associé est la voirie adaptée, qui contient des sources d’information permanente du conducteur nécessaires pour qu’il respecte un code de la route dont il a acquis la connaissance et l’apprentissage, autorisant l’utilisation de ce support par l’ensemble des voitures automobiles en mouvement, en résolvant les incompatibilités créées par une utilisation collective des voies ; il contient aussi des agents qui règlent la circulation mais ce ne sont pas des « objets » techniques.
Dans l’évolution prévue dans un avenir proche de l’automobile, vers la conduite autonome d’une voiture électrique, on a tendance à placer tellement de fonctions dans cette route intelligente future, voie active parcourue par des véhicules passifs sans conducteur, pour des raisons de sécurité, qu’elle finira par être le véritable objet artificiel : moteur réparti sur la voie activant des véhicules passifs sans conducteur, réduits à des habitacles sur roues où les passagers se contentent de prendre place comme acteurs externes : le système de régulation de la circulation de ces véhicules jouera le rôle de milieu associé à l’individu route active.
Mais revenons à l’automobile actuelle, objet technique individuel ayant encore besoin d’autres éléments extérieurs pour que son moteur encore thermique fonctionne tout court, même si elle peut en transporter avec elle pour s’assurer une certaine autonomie : il lui faut des sources de carburant réparties dans le milieu pour réalimenter son réservoir transporté quand il est vide ! et une source de comburant, tant pour le moteur de l’automobile que pour ses passagers vivants : le dioxygène de l’air ambiant, qu’il n’est pas besoin d’emporter avec soi sur cette terre, où il est partout disponible (en moins grande quantité en altitude) mais qui se trouve physiquement situé à l’extérieur ; enfin le moteur produit lui-même l’électricité dont il a besoin pour l’allumage, excepté au démarrage où il ne peut commencer à fonctionner s’il vient à manquer de l’aide prévue d’un démarreur électrique quand la batterie est déchargée, ou de celle de la manivelle des anciens moteurs, qui n’est plus disponible depuis longtemps ; il faut alors des humains bénévoles qui poussent fort l’automobile, pour que son moteur démarre ; ou du vent pour une « traction à vent » s’il souffle du bon coté, quand on dresse comme une voile le toit ouvrant en toile d’une 2 CV Citroën.
L’automobile est prise ici comme exemple d’un moyen de transport, objet artificiel dont il est beaucoup question dans ce blog. Un moyen de transport sert à transporter une charge d’un endroit à un autre.
Un objet artificiel de transport ou de manutention répond à une finalité qui est une partie des finalités plus larges de l’activité de logistique, qui gère tous les flux et stocks physiques correspondant aux besoins d’une population. Cet objet se présente comme un ensemble de parties mobiles et de parties fixes nécessaires au fonctionnement du transport, fournissant l’énergie productrice du mouvement, et l’information commandant la réponse à ses variations : chargement, accélération, décélération, déchargement, réponse aux différences se manifestant sur le chemin.
La distinction entre un individu et un milieu associé produisant et contrôlant ces mouvements sera empreinte d’arbitraire dans la mesure où elle voudra tenir compte de la nouveauté des moyens proposés pour commander le mouvement, qui varient selon l’époque. La définition retenue ici, appelant individu l’ensemble des parties mobiles qui réalisent la fonction de transport, et milieu associé l’ensemble des parties fixes, est discutable : l’énergie et l’information nécessaires pour commander les différentes phases du mouvement sont situées dans l’une ou l’autre partie, et agissent sur les deux ; cette présentation datée l’adopte faute de mieux.
Mais cette définition a surtout l’inconvénient d’opposer deux sujets qui interviennent sans avoir communiqué avant que l’objet soit créé : le concepteur crée l’objet dont il a imaginé dans sa tête qu’il va être reconnu par le destinataire pour qui il l’a créé comme satisfaisant à un besoin ou à un désir que ce dernier devrait éprouver, éprouve déjà peut-être. La situation est encore plus délicate si le concepteur est un promoteur qui n’a ni l’intention ni les moyens d’effectuer lui-même ce programme, mais veut convaincre un tiers qui possède ces moyens de l’entreprendre : son travail consiste alors à « amener une idée au point où la preuve de son intérêt industriel est faite[2]», pour être poursuivie par d’autres, peut-être ; cette preuve consiste à démontrer que l’objet fonctionne, et à suggérer qu’il répond à une demande potentielle : la définition d’un intérieur et d’un extérieur de l’objet ne communiquant pas, ou peu, en découle.
En réalité le concepteur a intérêt à communiquer pour recueillir à l’extérieur comme à l’intérieur autant d’information que possible sur l’objet à créer : sur les problèmes qu’il faudra résoudre pour le faire fonctionner, sur sa capacité propre de les résoudre par lui-même ou avec une aide extérieure, sur l’existence d’une demande effective de l’objet, sur la possibilité d’en former une ; il sait déjà tout cela parce que d’une manière ou d’une autre il a bien fallu qu’il envoie des messages au monde extérieur et qu’il en reçoive pour échanger des informations nécessaires à son action.
Suite => On ne peut pas ne pas communiquer
[1] SIMONDON G. : : Du mode d’existence des objets techniques, 1958 et 2012, p. 70
[2] J. BERTIN