Le philosophe Simondon a critiqué le principe substantialiste issu de l’atomisme, ainsi que le schème hylémorphique de la matière informée, et privilégié les problèmes de l’énergie, guidé par des paradigmes empruntés à la thermodynamique : celui de la cristallisation comme modèle de son individuation, détaillé dans un autre article de ce blog, et le modèle d’apparence plus simple du moulage d’une brique comme une image du pré-individuel.
Simondon utilise ce modèle pour démontrer que dans l’opération technique donnant naissance à un objet pourvu d’une forme et d’une matière, comme une brique de terre, l’argile conçue comme support de la propriété physique de plasticité est une matière abstraite, et le parallélépipède rectangle, conçu comme figure géométrique, est une forme abstraite. De ce fait le schème hylémorphique est une boîte noire :
« il correspond à la connaissance d’un homme qui reste à l’extérieur de l’atelier et ne considère que ce qui y entre et ce qui en sort. Pour connaitre la véritable relation forme-matière, il ne suffit même pas de pénétrer dans l’atelier et de travailler avec l’artisan, il faudrait pénétrer dans le moule lui-même pour suivre l’opération de prise de forme aux différents échelons de grandeur de la réalité physique[1]».
C’est bien l’opération à laquelle se livre mentalement le philosophe en décrivant la prise de forme comme s’il la subissait lui-même en pénétrant dans le moule. il décrit avec un luxe de détails des faits et gestes du mouleur relevant de la dynamique, dans un langage qui s’apparente souvent au rêve : action du modeleur et réaction du moule s’opposent comme thèse et antithèse pour composer la synthèse de la brique. Le philosophe Bachelard rêve, à propos du cristal, « corps qui accepte l’extérieur en son intérieur » en expulsant des gangues, d’une analogie avec la dialectique hégelienne[2] qui s’appliquerait aussi bien à la brique, et aurait pressenti le pré-individuel : «Le corps individuel est d’abord obscur…Mais dans la matière façonnée, et par suite individualisée par la forme, on voit disparaître cette obscurité[3] ».
Bachelard estime qu’une psychologie de l’homo faber telle que la voit Bergson est limitée, si on oublie la résistance de la matière qui ajoute une richesse temporelle au geste ouvrier :« Les outils placés entre l’ouvrier et la matière résistante, au point même où s’échangent l’action et la réaction, … nous font vivre des temps instantanés, des temps allongés, des temps rythmés, des temps mordants, des temps patients[4]».
Simondon observe qu’on part d’un état préindividuel : ni la matière préparée pour remplir le moule ni l’outil susceptible de produire la forme recherchée d’un parallélépipède ne préexistent ; pour mouler une brique il faut bien au préalable avoir construit un moule, et transformé la vase recueillie dans l’étang voisin en une matière argileuse préparée, assez plastique pour que l’ouvrier mouleur puisse la tasser, qu’elle épouse les contours du moule, assez consistante pour supporter ensuite une charge après disparition de la plasticité : il faut « créer une communication entre un ordre interélémentaire macrophysique, plus grand que l’individu, et un ordre intra-élémentaire, microphysique, plus petit que l’individu [5] » ; il parle un peu plus loin de « l’ordre de grandeur du manipulable ».
Le philosophe Simondon reproche à la théorie de la forme de ne pas représenter la dynamique de la prise de forme : opération dont l’existence réelle ne fait aucun doute dans l’esprit de quiconque a vu des briques.
Il prend pour exemple le moulage d’une brique d’argile, dont il décrit dans les moindres détails l’opération technique[6], le cheminement correspondant d’une énergie potentielle au sein de l’argile qui s’actualise dans le système moule-main-argile poussant l’argile contre le moule : «La plasticité de l’argile est sa capacité d’être en état de résonance interne dès qu’elle est soumise à une pression dans une enceinte[7] ». Qui pourrait croire que la brique se fait toute seule? Et pourquoi pas comme l’imaginait Emile Borel, qu’elle pourrait ensuite monter en haut de l’échafaudage où le maçon en a besoin par le seul effet du mouvement brownien, qui intervient bel et bien, à un ordre de grandeur mésophysique ? La prise de forme d’une brique pourrait-elle se limiter à la rencontre d’une argile formable et d’un moule, la matière d’un objet artificiel quelconque prendrait-elle une forme sans une médiation?
Si le lecteur est branché sur Internet, il y trouvera aisément une description détaillée équivalente de la fabrication d’une brique, en terre crue comme en terre cuite, et même une vidéo[8] du moulage de briques d’argile par un ouvrier qui répand un peu de sable sur le fond pour que l’argile n’y colle pas, tasse en surface et dans les coins et arase à la main ; il se convaincra ainsi d’une ressemblance avec la description du philosophe, l’enchaînement des opérations, même s’il la décompose autrement qu’en deux demi-chaînes préparatoires, qui existent nécessairement. Il verra qu’une grande part de l’énergie potentielle actualisée a été apportée au système par les bras de l’ouvrier, chez lequel elle a été fournie sous forme potentielle par sa nourriture et ses transformations biologiques. La matière brute avait été préalablement informée: en la matière préparée filmée.
Le moulage décrit par Simondon est la combinaison d’un façonnage à la main de la matière argileuse préparée, avec la construction d’un moule dans une matière beaucoup plus dure appartenant à un autre ordre de grandeur, c’est le cas de le dire : métal ou bois pour produire des surfaces planes susceptibles de supporter les forces donnant à l’argile la forme du parallélépipède ; le moule ne saurait être façonné à la main, dont la dureté est d’un ordre intermédiaire : celle de la main de l’ouvrier qui pétrit et malaxe l’argile comme le boulanger pétrit le pain, la ménagère remplit un moule à gâteaux avec une pâte de farine et d’eau ; pour faire un moule en bois, même aussi sommaire que celui filmé, il manque la scie, et l’opération métallurgique qui produit la lame de cette scie ; et il faudrait un outillage encore plus complexe pour produire une pièce de fonderie.
La forme d’un parallèlépipède est sans doute superposable à celle d’un repère affine (O, A, B, C) orthogonal non normé dans un espace euclidien, la superposabilité renvoie au groupe des déplacements. Mais le fabricant du moule n’en a rien à faire : si le moule est en bois, il a seulement besoin des instruments du menuisier et d’une règle graduée.
« La matière est ce dont les éléments ne sont pas isolés les uns des autres ni hétérogènes les uns par rapport aux autres ; toute hétérogénéité est condition de non-transmission des forces, donc de non-résonance interne… Le moule comme limite est ce par quoi l’état de résonance interne est provoqué, mais le moule n’est pas ce à travers quoi l’état de résonance interne est réalisé[9] »
À l’instar de Woody Allen, le moule sent dans son intérieur un vide « vide » ; à ses limites il ressent un vide « plein »: de quelque chose qu’il a mangé…
L’objet technique est vu à travers le travail humain, pensé et jugé comme instrument, outil, comme élément de produit ; le travail est une partie de l’ensemble technique, il donne à la matière une forme qui lui donne son sens, sa qualité.
« Le moule n’agit pas du dehors en imposant une forme : son action se réverbère par l’action de parcelle à parcelle ; l’argile en fin de moulage est une masse en laquelle les forces de déformation rencontrent dans tous les sens des forces contraires qui leur font équilibre. Le moule traduit son existence dans la matière en la faisant tendre vers une condition d’équilibre… il faut qu’en fin d’opération il subsiste une certaine quantité d’énergie potentielle encore inactualisée contenue dans tout le système. il ne serait pas exact de dire que la forme joue un rôle statique et la matière un rôle dynamique » : les deux jouent un rôle dynamique, mais « la forme n’évolue pas, ne se modifie pas, parce qu’elle ne recèle aucune potentialité alors que la matière évolue : elle est porteuse de potentialités uniformément répandues et réparties en elle… son homogénéité est celle de son devenir possible[10] ».
Bachelard, et d’autres, en avaient déjà rêvé :
«Un feu, une vie, un souffle est en puissance dans l’argile froide, inerte, lourde… Gérard de Nerval dans Aurelia.. a traduit cette volonté intime d’être modelé par l’équilibre d’une poussée intérieure et de l’action du modeleur[11] ».
Selon Simondon, « chaque point a autant de chance que les autres, la matière en train de prendre forme est en état de résonance interne complète (le moule aussi !) le devenir de chaque molécule retentit sur le devenir de tous les autres». La résonance interne est un état du système institué par l’opération technique : elle est échange d’énergie et de mouvement dans une enceinte limitée.
Dans son aspect macroscopique, la matière argile brute est un minéral altéré par l’eau avec une surface irrégulière à plis : des feuillets d’argile sont collés les uns aux autres, pouvant glisser l’un sur l’autre ; on les malaxe pour enlever l’air. La cuisson ultérieure changera la structure : les grains d’argile se soudent, ils fondent à leur point de contact ; les cristaux fondent, s’évaporent.
Pour avoir une matière informée en partant de l’argile brute, on a retiré les débris, écrasé les grumeaux, retiré l’air par malaxage, on y a mêlé de la sciure de bois pour obtenir de la porosité, et on a gâché avec de l’eau pour avoir la plasticité recherchée pour le façonnage ; puis quand l’argile préparée a été disponible, on a introduit dans le moule cette matière informée qui est plastique, molle, colloïdale, n’offre presque aucune résistance au cisaillement, se comporte comme un fluide incompressible qu’on presse pour qu’il remplisse les coins : l’état de résonance interne est provoqué par la limite du moule sauf si une hétérogénéité provoque la coexistence d’ilots de matière limités par la surface d’appui dur. Dans la description de Wikipedia, divers endroits du tiers monde sont rapportés, où l’on voit que l’ouvrier dispose au moins d’une presse à main qui tasse avec une pression de 10 bars et arase mécaniquement le produit avant de le démouler.
Pour se faire une idée de la nature des potentialités portées par ce matériau, on doit se référer à la description de sa nature physico-chimique, au niveau mésoscopique intermédiaire entre le macroscopique et le microscopique. La structure feuilletée de la roche d’origine explique la plasticité : l’argile est dispersée dans l’eau comme l’huile dans le vinaigre, en micelles qui sont des agrégats de molécules. L’argile se présente comme une suspension à deux phases solides : l’une dispersée dans l’autre, qui est un milieu continu pâteux. C’est un colloïde qui flocule. Les particules dispersées (1 à 500 nanomètres) sont d’un ordre de grandeur mésoscopique (entre le macro et le micro) en agitation brownienne, soumises à un potentiel interparticulaire électrostatique (qui participe à la variation d’énergie libre) comparable à l’énergie thermique kT à ce niveau. La stabilité dépend des interactions de particules de taille du nanomètre au micron.
La Grande Muraille de Chine donne à penser que cette stabilité est considérable. En termes thermodynamiques l’argile est un mélange hétérogène, une matière formée de cristaux dont l’ordre de grandeur est le micron. C’est un solide hétérogène, amas de particules dures et d’un milieu poreux qu’on peut considérer comme un amas de vides : un mélange solide de particules molles qui se déforment pour mieux s’empiler, et apparaît alors comme incompressible, comme les polymères.
Suite => Modèle de la cristallisation métastable
[1] SIMONDON G. : L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Millon, Grenoble 2013, p.46
[2] BACHELARD G. : La terre et les rêveries de la volonté, José Corti, 1948, p.270
[3] HEGEL : Philosophie de la nature, trad, Véra, t.II, p.17
[4] BACHELARD G. : op. cit. pp. 53-54
[5] SIMONDON G. : op. cit. p.40
[6] SIMONDON G. : l’individu et sa genèse physico-biologique, P.U.F. 1964, pp. 32 et seq.
[7] SIMONDON G. : L’individuation à la lumière des notions de forme et d’information, Millon, Grenoble 2013, p.45
[8] POIROT P. : Fabrique de briques d’argile cuite – 3ème phase : le moulage : youtube, 10/11/2011
[9] SIMONDON G. : op. cit. p. 45
[10] SIMONDON G. : op. cit. pp.44-45
[11] BACHELARD G. : op. cit, p. 94