La recherche artistique, en particulier musicale peut être vue comme un artefact: produit par des cordes vibrantes, des embouchures de flûte, des battements sur des peaux amplifiés par des caisses de résonance.
La musique est capable de provoquer dans son environnement de fortes émotions, différentes suivant les populations : les fosses nasales des asiatiques diffèrent de celles des occidentaux, les cordes vocales des africains sont plus longues. Elle fait intervenir quelques structures formelles, quelques archétypes d’apparence universelle : certains singes reconnaîtraient l’intervalle d’octave. Mais la plupart d’entre nous ne savent pas ce que disent les oiseaux quand ils chantent : on peut supposer qu’ils communiquent par mimétisme pour persévérer dans leur être.
Quant à l’environnement, dont on estime qu’il commande le but de l’activité de recherche d’un compositeur, ou qu’il exerce une influence déterminante sur elle, si on retient d’abord le milieu professionnel au sein duquel il évolue, il n’est pas très différent en nature de celui d’un ingénieur cherchant à créer un système adapté à ses buts : la meilleure preuve en est l’empressement qu’il a mis à utiliser les moyens de conception assistée et même automatisée par ordinateur.
Le compositeur et l’ingénieur, et probablement le sculpteur et le peintre, l’autiste, ou un Chaman, rencontrent des problèmes analogues de représentation de ce qu’ils ont en tête, de conception de l’architecture d’ensemble de l’œuvre, et les mêmes difficultés de création, s’ils doivent faire face au milieu professionnel en place, dans ses préjugés, aussi destructeurs sinon plus qu’un parterre d’auditeurs insensibles.
Des questions telles que les suivantes sont abordées ici : peut-on considérer une œuvre d’art quelle qu’elle soit comme un objet artificiel, et quel pourrait être alors le but assigné à l’œuvre d’art, à quel environnement externe serait-elle destinée ? quelle serait la nature des embûches èventuelles rencontrées en chemin ?
Des philosophes, des historiens, des critiques d’art, et parfois mais moins souvent des artistes eux-mêmes ont émis à ces propos des opinions, qui ont parfois donné lieu à des controverses très vives. Ne pouvant invoquer moi-même aucune expérience personnelle ni compétence en ce domaine qui m’est étranger, je me limiterai à rapporter, dans ce qui a été avancé sur la conception, la création des œuvres d’art et le but qui leur est assigné, ce qui est susceptible d’éclairer les questions posées.
Tous les artistes cherchent à exprimer une forme de vérité sur leur monde, dans des langues différentes de celle utilisée dans les sciences, pour chercher à établir une concordance entre le monde sensible et le monde intelligible. Le monde des artistes comme le monde scientifique cherche à atteindre une finalité humaine : quelles ressemblances, quelles différences résultent de cette identité de but dans des objets conçus et créés pour cette finalité.
N’étant pas moi-même musicien, je ne puis parler que comme témoin des musiques qui me «parlent» et de leurs auteurs. Je tenterai d’identifier des illusions créatrices qui ont pu animer leurs compositeurs, diriger leur oeuvre, participer à son environnement interne : illusions artistiques, qui sont masquées par l’énorme illusion économique que ces artistes ont dû subir pour des raisons exogènes.
Le vingtième siècle a vu advenir la musique sérielle, objet d’un système construit, puis d’une musique concrète objet de découverte, ne dépendant pas d’un interprète : c’est une culture, qui a fait suite à la précédente, et a bénéficié de l’apport de techniques et inventions. Mais depuis la fin de la deuxième guerre, le destin de la musique a été modifié en profondeur par la révolution numérique.
Des nouveaux instruments sont arrivés : le synthétiseur, le séquenceur MIDI, l’échantillonneur, et les musiciens bénéficient de l’aide de logiciels de traitement audionumériques de plus en plus performants, dédiés au mixage et à la transformation du son.
Du coup le milieu musical a explosé : un fossé s’est creusé entre une musique culturelle et un marché anarchique de show business, main stream, variétés, musiques du monde, qui ne laisse qu’une toute petite place aux musiciens désireux de faire une musique créative, résolument engagés dans la pratique de leur art, sans pour autant négliger de se former aux techniques nouvelles de la musique numérique.
La plupart des compositeurs qui suivent cette voie forment une espèce en danger de disparition, heureux s’ils arrivent à être joués au moins une fois. Ils évoluent dans un monde imbibé de musique, mais c’est rarement la leur. Ils n’en vivent guère et doivent le plus souvent exercer un autre métier pour subsister.
Un musicien peut subir aussi des embûches très ordinaires: une corde de son instrument qui casse, les pages de sa partition qui s’envolent, le téléphone qui sonne, voilà l’inspiration interrompue, tardant à revenir. S’il essayait autre chose ?
Des logiciels facilitent sa création ; mais la « perle » créée a le destin d’une goutte d’eau perdue dans l’océan Internet, où il lui appartient de créer au surplus sa « communication » pour qu’un public la découvre: à travers les réseaux sociaux, à l’aide de vidéos, d’outils graphiques, pendu à son téléphone pour trouver des concerts, le musicien qui veut se faire connaître cumule les travaux d’une maison de disques à lui tout seul.
Des rencontres musicales inattendues où les notions de distance dans le temps et l’espace prennent un sens nouveau, autorisent la réunion en un seul lieu musical de voix issues de cultures, de générations, d’horizons différents.
Le monde est alors devenu étrangement semblable à l’île-labyrinthe enchantée où Shakespeare a situé sa pièce féérique : La Tempête . L’île est habitée par Caliban, être monstrueux et difforme, mais également artiste de grand talent. Il fait la rencontre de deux rescapés d’un naufrage: les ivrognes Stephano et Trinculo, et se met à leur service, alors qu’une douce musique était en train de leur faire perdre la raison :
—N’ayez pas peur, leur disait-il. L’île est remplie de sons, dʼairs délicieux, qui donnent du plaisir et ne font aucun mal. Parfois mille instruments vibrent dans mes oreilles et aussi quelquefois des voix qui si je me réveille après un long sommeil doucement me rendorment[1]…
Le développement des communications a fait pénétrer la musique partout : radio, télévision, enregistrements sous des formes sans cesse renouvelées. Mais encouragée par une demande illimitée, elle est devenue objet de consommation. Les marchands de musique enregistrée ont fait fortune, jusqu’au jour où il a suffi d’appuyer sur un bouton pour avoir toutes les musiques à disposition, comme l’air qu’on respire, dès qu’on avait acquis l’appareil porteur. Ce sont alors les vendeurs de ce support qui ont fait fortune. Stephano répondit à Caliban :
— Cela me fera un joli petit royaume, où j’aurai ma musique pour rien !
Nous y sommes : Stephano précurseur du téléchargement MP3 gratuit pour entendre la musique des autres, mais aussi des pilleurs de musiques reproduites par des disk jockeys sur échantillonneur pour procéder à des collages à la manière des surréalistes, prétendant constituer un travail constructif de compositeur.
Une locution proverbiale assure que «la preuve du pudding est dans sa consommation», qu’il soit bon ou mauvais. La preuve du «tube», c’est son succès, celle de son support matériel également.
Dès 1935 déjà, le danger de la diffusion, à la radio pour commencer, de la possibilité d’accéder à la musique en tournant un simple bouton n’avait pas échappé à Stravinsky [2]. Elle implique, écrit-il, le renoncement à tout effort actif : l’auditeur écoute sans entendre, acquiert des habitudes automatiques, est saturé de sons et de leur combinaisons ; pas besoin de faire soi-même de la musique, d’apprendre un instrument ; l’effort actif n’étant pas exercé s’atrophie. Les gens sont abrutis, incapables de juger une musique qui ne leur parle pas. On a tout lieu de penser que les moyens modernes de diffusion favorisent l’indifférence à toute musique créative.
Mais les amateurs ne se contentent pas de consommer avec passivité la musique de leur choix sous une forme enregistrée. Ils éprouvent le besoin de se rendre dans des salles de concert, ou autres lieux de rassemblement, pour partager l’écoute de leur musique préférée, de leurs interprètes favoris, en communication, ou plutôt en communion devrait-on dire, avec ceux qui éprouvent des sentiments voisins des leurs.
Le concert est alors vécu par les uns comme un rite, répondant à une quête de sacralité, et par d’autres comme une fête, elle aussi sacrée.
La musique est devenue une sorte de religion, un refuge du sacré. Aux deux pôles extrêmes des sensibilités exprimées on retrouve les catégories nietzschéennes, de la musique apollinienne à la musique dionysiaque[3] : celles-là même que Shakespeare a opposées dans sa pièce La Tempête évoquée plus haut, la musique dionysiaque exprimée le monstre Caliban, la musique apollinienne exprimée par Ariel, esprit de l’air emprisonné dans un arbre.
Caliban s’est choisi un nouveau maître, l’ivrogne Trinculo dont il a adopté l’amour du vin. Compositeur dionysiaque, il est doué d’un sens artistique, capable de faire jaillir du chaos la musique originelle, violente, le Sacre du Printemps. L’auditeur dionysiaque entrera en «transe», s’agitera dans une volonté de libération de son moi, d’intégration à un groupe et d’oubli de tout. Il aime le bruit, les percussions, recherche les rythmes syncopés, les mesures impaires, se complaît dans le jazz, le rock, la techno.
Délivré de l’arbre qui l’emprisonnait, Ariel, compositeur apollinien, symbolise l’ordre, la paix, la sérénité. L’auditeur apollinien exprimera une préférence pour des musiques religieuses, des spirituals, dans un désir d’extase mystique, contemplative, et pour la musique modale ancienne (jusqu’au Sacre du printemps exclusivement). Il cherchera à s’en souvenir en retenant une ligne mélodique.
C’est l’environnement où le compositeur doit se faire entendre s’il tente de créer une musique nouvelle s’adressant à ses contemporains.
En 1861, les membres du Jockey Club arrivant par tradition en retard à l’Opera de Paris après le ballet, La Bacchanale de Venusberg, ont copieusement sifflé Tannhauser. Le 31 mars 1913, à la Musikvereinsaal de Vienne, des pièces de Webern déclenchèrent le rire, puis un concerto de Schöenberg et des lieder de Berg donnèrent lieu à des scènes de violence et de colère du public. Le 29 mai 1913, il y a plus de cent ans, la représentation du Sacre du printemps au Théâtre des Champs Elysées déclenchait la fureur des spectateurs.
Peu après, la civilisation où de tels événements ont pu se produire s’est effondrée, engloutissant quatre vieux Empires. Ce monde a disparu : de nos jours, répondant au souhait de Stravinsky, les musiques jouées aux concerts suscitent l’un ou l’autre des « efforts actifs » suivants :
— Assieds-toi et ferme ta gueule… ou bien :
— Lève-toi et bouge ton cul…
[1] SHAKESPEARE W. : La Tempête, Acte III, Scène 2
[2]STRAVINSKY I. : Chroniques de ma vie, 1935.
[3] AUBERT L. : La musique de l’autre, Georg, Genève 2001 p 87