La mesure de plus grande utilité humaine concerne le temps. Le berger le mesure en nombre de périodes ordonnées, qui séparent des reproductions successives d’événements identiques. L’unité de temps est une durée, plus précisément celle d’un intervalle entre deux instants comme les deux traits sur la règle de platine : la journée, temps de passage du soleil entre son lever à l’horizon et le lever prochain quand il reparaît après avoir disparu ; l’année, temps qui s’écoule entre deux solstices de juin ; la période de battement d’une horloge, assez voisine de la durée d’un pouls humain.
La durée est définie comme un intervalle mesurable, et l’instant est défini comme une coïncidence explicable, entre deux événements ordonnés . La coïncidence entre trois événements est exceptionnelle, longtemps considérée comme invraisemblable et souvent annonciatrice de catastrophe: en littérature, un « train pas comme les autres » décrit par Boris Vian dans son roman: « L’Automne à Pékin », condamné par la survenue simultanée au même endroit de trois évènements, chacun d’une probabilité infime; lesquels se sont effectivement produits dans l’actualité, à Fukushima! Notons au passage que la langue française dispose de deux mots : la durée et l’instant, ou moment, pour définir ces temps, qui plongent le philosophe Bergson[1] dans la perplexité ; alors que la langue anglaise ne dispose que du mot : time , condamné à supporter un fardeau trop élevé[2]. Un sage britannique nommé Riordan a donc proposé le mot epoch pour désigner l’instant, qu’on repère et ordonne mais ne mesure pas : la vie serait balisée par une suite d’instants merveilleux ou fâcheux, séparant des intervalles de joie et de tristesse, de mesure très variable. Les probabilistes adoptèrent le terme epoch malgré ou à cause de sa connotation biblique. Finalement la seconde, durée définie à l’origine comme une petite fraction déterminée de la journée, est comptée désormais par un comité international comme un multiple élevé d’une durée indiscutable : par un certain nombre entier, voisin de dix milliards, de périodes de la transition entre deux niveaux (des instants ?) d’un certain état d’un atome de césium, répondant à une définition précisée par ledit comité ; il n’en a pas fallu moins pour qu’une assemblée de sages mette tout le monde d’accord sur cette Terre (sauf le philosophe Bergson), assurée que personne ne comptera un tel nombre de périodes sur ses doigts. Sauf que depuis peu on a trouvé qu’une période de transition entre deux niveaux d’énergie de l’atome de strontium ou d’ytterbium était 100.000 fois plus petite que celle de l’atome de cesium à une température proche du zéro absolu : on peut donc espérer pouvoir créer des horloges 100.000 fois plus exactes qu’aujourd’hui, mais qui serviront toujours à mesurer des durées, et non à expliquer des instants.
Nous aurons à considérer des événements tels que les suivants : un appareil photographique ou un smartphone fixe « instantanément » (i.e. pendant une durée très courte) sur un support artificiel l’image d’un instant par un prétendu « instantané » ; un peintre peut passer des heures, des années devant trois pommes pour en fixer l’image pour toujours. Depuis Galilée, l’objet artificiel où « loge » l’heure est une horloge à pendule, fonctionnant à l’aide d’un système de roues dentées et de poids, qui « dit l’heure », indiquée par une aiguille, à laquelle on a ajouté plus tard une seconde aiguille qui loge et « dit les minutes » ; perfectionnée par Huygens, elle s’est répandue partout, notamment aux Pays Bas : à propos de l’horloge qui dit l’heure avec des aiguilles , le peintre Vermeer y a peint un tableau de Delft, sa ville natale sur les bords d’un canal. La postérité en a retenu au bord droit un petit pan jaune de mur ou de toit, baigné d’une lumière dorée par un rayon de soleil mouillé dans un ciel brouillé de l’éternel matin, que Marcel Proust aurait contemplé au musée du Jeu de Paume, au cours d’une visite où il aurait éprouvé un malaise ressenti comme son agonie, qu’il a décrite dans son livre comme la mort de Bergotte, écrivain qui au contraire du peintre n’a pas su exprimer ce que ses yeux lui donnaient à voir, n’a pu qu’expliquer sans comprendre. Vermeer à l’inverse a dit le temps au milieu du tableau dans une horloge, dont les deux aiguilles fixent à sept heures dix l’éternel matin du « plus beau tableau du monde » selon Proust : il a expliqué ce temps par une métaphore de couleurs.
On ne pourra pas éviter de définir les propriétés quantitatives des objets artificiels et de leurs buts par les abréviations usuelles qui les désignent, à commencer par les unités du système international, pour éviter d’utiliser des périphrases à connotation métaphysique.
Un objet artificiel sur lequel on fonde de grands espoirs est l’informatique quantique : les embûches qu’elle a à surmonter sont les antinomies que rencontre la mesure quantique.
On a du mal à croire que le modèle du monde expérimental que la mécanique quantique propose, plutôt simple, causal, linéaire, déterministe (contient toute l’information), unitaire (une seule solution) pour des objets très petits mais pas si simples que cela, suffit pour rendre compte de leur évolution, qui n’est probablement pas simple ; d’autant qu’il pourrait être encore complexifié un jour pour prédire l’action de phénomènes qui n’ont pas encore été pris en compte, comme la gravitation, ou d’éventuels effets non-linéaires, comme l’apparition aléatoire d’événements cosmiques. Pourtant le pouvoir prédictif de résultats expérimentaux par ce modèle plutôt simple est d’une précision si impressionnante qu’il ne souffre guère de discussion au plan de l’efficacité ; l’ennui est que ce modèle fort peu intelligible dans le monde perçu se présente comme une boîte noire dont on ne saisit que les entrées et les sorties, où l’on trouve des informations accessibles sur l’état du système.
Le modèle de la boîte noire plaît aux positivistes : Homo Sapiens se passe d’explication, pour son milieu intérieur «ça marche», et son milieu extérieur trouve utiles les applications de ce modèle magique. Par exemple, il attend de l’informatique quantique qu’elle lui donne le résultat d’un algorithme, en utilisant des qubits, qui sont en même temps dans l’état 0 et l’état 1, à la place de bits (ou 0 ou1) : les phénomènes qu’on voudrait utiliser sont la coexistence d’états intriqués et la superposition des états. La mécanique quantique les prédisant correctement mais n’expliquant rien, ne décrit pas une réalité : est-ce si grave ? Elle dit une vérité, limitée par ses significations, celles des mesures quantiques.
Une théorie récente, dite de la décohérence, est actuellement retenue comme une réponse acceptable évitant la plupart des embûches.
La difficulté à résoudre est l’action réductrice de l’environnement, qui dès qu’il agit sur le système quantique le décohère, brise la superposition, ne laisse observables que les états macroscopiques ( les bits) : elle déphase les fonctions d’onde des états superposés tendant à les rendre orthogonaux, de produit scalaire « presque » nul ; pour l’annuler tout à fait, il faudrait supprimer l’environnement ! on n’en a pas les moyens : il restera au moins le rayonnement de l’univers primitif, ou son équivalent local[3] supposé provenir de notre seule galaxie.
On a pensé que la superposition ne pouvait être maintenue parce que le système comprenait au moins une personne physique qui, même si elle ne faisait que regarder, provoquait la réduction par l’action de son cerveau vivant. Mais on retient jusqu’à nouvel ordre une théorie de la décohérence, selon laquelle l’effondrement de la superposition peut être spontané, sans aucun observateur humain, tout en ayant une certaine durée pour cumuler suffisamment de déphasages : il n’est donc pas forcément dû à ce qu’un observateur a mesuré, ou simplement regardé, provoquant la réduction ; cette théorie arrive à prédire une réduction quasiment totale dont on se satisfait pour l’instant. Elle est compatible avec l’existence d’une réalité unique : l’état du système (les informations sur lui accessibles à la sortie de la boîte noire) prend une seule valeur accessible.
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[1] BERGSON H.: La Pensée et le Mouvant, pp212-213
[2] FELLER W. : An Introduction to Probability Theory, Wiley, New York 1966 II: préface.
[3] cf. l’article: Recherche scientifique, in fine, dans le Thème: Science Physique