Philippe Kadosch fait partie d’un petit cercle de compositeurs: il en partage les sensibilités, les préoccupations, et contourne les mêmes embûches pour parvenir à une création.
Il s’est demandé un jour : pourquoi chercher des paroles exprimant du sens sur des compositions chantées ? Il n’a fait entrer aucun sens dans sa musique, mais seulement des notes, des rythmes et des sons particuliers. Il a entendu parler de langues, en voie de disparition ou disparues, faute d’interlocuteurs, et de sens à communiquer. Et s’il utilisait le son de ces paroles inutilisées, abandonnées, à la fois comme forme et comme matière, acoustique et phonétique ?
Ce matériau et cette forme sonore lui ont permis de sculpter la plastique de mots, et d’orchestrer leurs syllabes, en jouant sur leur seule musicalité.
En même temps il participait à la prise de conscience publique de ce que représente la disparition d’une langue tous les quinze jours; il agissait pour la sauvegarde des Langues en Danger et des Cultures en voie de disparition. Mais pourquoi s’en inquiéter ? objecte l’environnement externe : les langues sont mortelles, et autant de langues nouvelles naissent jour après jour, la vie continue, croit-il…
Peut-être : mais quelle vie, et quelle pauvreté dans ces langues nouvelles ! Facile de créer une langue nouvelle, pour répondre aux besoins élémentaires de communication à l’intérieur d’un groupe : il suffit d’avoir envie de communiquer. Mais la langue disparaîtra en même temps que l’envie.
Les civilisations et les cultures aussi sont mortelles, et quand elles disparaissent, la mondialisation laisse derrière elles un désert indifférencié. C’est la diversité de ce monde qui est en cause : elle s’exprime par une pluralité de langues ; tout groupe humain tend à se différencier par une langue, expression d’une identité.
La bonne santé de cette langue reflète celle du peuple qui la parle : le plus souvent elle n’est pas écrite, elle est un code par lequel les contes, les remèdes, les recettes, les proverbes, les us et coutumes, les connaissances acquises par ce peuple se transmettent, ou disparaissent avec lui.
La parole actualise le code. Elle fait passer la langue de son état virtuel de code à une réalité. Elle ne peut naître que de la destinée d’un peuple, pas d’un esperanto, pas d’un logiciel robotique.
La crise de la diversité linguistique a retenu l’attention des spécialistes: ils l’ont abordée par des approches rationnelles, mais elles ne suffiront pas à conjurer le péril ; la disparition de la diversité entraîne celle d’une culture, d’un mode de vie ; au delà de la raison, de la simple information, une langue exprime de la beauté, de l’émotion. L’art, et en particulier la musique, sont d’autres ouvertures susceptibles de combattre des comportements destructeurs, l’indifférenciation.
Philippe Kadosch a tenté d’amener des langues là où elles ne vont pas, où elles perdent leur sens, pour les faire renaître sous une autre forme, musicale, au lieu de disparaître : comme s’il voyageait dans un pays étranger dont il ne connaissait pas la langue, et cherchait à communiquer avec cet environnement externe par d’autres sens. Musicien sensible à toutes les sonorités, il s’est laissé guider par leur attraction phonique, sans souci de considérations linguistiques. Ces sonorités l’ont guidé jusqu’à la création d’un Ethn’opéra des Langues en danger, baptisé : BabelEyes[1].
La musique de BabelEyes est chantée dans un langage multimedia que le compositeur a baptisées: Langues Vierges. Elles sont, comme la musique, vierges de ce qu’on appelle sens dans les langages de communication ; elles créent des symboles en jouant sur la matière acoustique, phonétique, voire graphique des langues du monde.
Un sens n’apparaît que dans les vidéo-rythmes de BabelEyes : des Manipulations Assistées par Ordinateur de Syllabaires produisent des effets rythmiques, de coupe, créent des mots nouveaux mêlant toutes les syllabes. Les techniques de cryptage, l’utilisation de mobiles sonores à partir de conventions musicales définissant des gammes, le recours à des poésies phonétiques dadaïstes, à la poésie concrète, lettriste, l’invention d’un “langage magnétique” où les voyelles gravitent par attraction phonique autour de consonnes immobiles, l’application des règles de la musique sérielle à des syllabes : autant de pistes stimulant l’imagination pour lutter contre la monoculture imposant une même tonalité, sans nuances sur le même rythme et à un tempo identique.
Chaque syllabe a un lien direct avec une note: cela conduit à créer des langues tonales, chromatiques et rythmiques comme le langage tambouriné du Banda Linda. Ce sont des langues chantées dans des langues imaginaires, obéissant à une grammaire implacable : la Musique.
[1]KADOSCH P. : BabelEyes, Ethn’opera des Langues en danger, babeleyes.free. fr
Magnifique ! Ce message est d’une grande intensité et reflète tellement bien ce que Philippe a voulu transmettre par la musique, tel père, tel fils, vous êtes des exceptions, des hommes d’une grande intelligence et beaucoup de modestie, cette sensibilité est remarquable et de cela on ne peut être qu’admiratif et impressionné par cette grandeur d’âme ! Une grand bravo! Vous êtes, père et fils, de grands hommes !
Je vous remercie beaucoup de vos compliments à nous deux. L’Ethnopera Babeleyes est toujours d’actualité: j’espère qu’il sera rejoué encore!