Daniel Goyone est un compositeur qui a pris conscience de lacunes dans l’enseignement de la musique et tenté de faire évoluer les mentalités : auteur de Cahiers du Rythme très appréciés par les instrumentistes, et de nombreux autres livres pédagogiques, il n’y parle pas de son travail de compositeur, mais ce travail en est une conséquence.
Il a mis l’accent dans le domaine artistique sur la notion de contrainte : une ardente obligation canalisée par une ardeur obligatoire. Le créateur se fixe une règle, dans le but d’en tirer des idées nouvelles, pour sortir des automatismes, des sentiers battus : règle imposée de l’extérieur (comme celle des trois unités, ardente obligation chez les classiques), ou choisie par le compositeur comme combinaison de son vocabulaire différente de celles auxquelles son auditoire est sensibilisé (comme les contraintes d’écriture suggérées par l’Oulipo, Ouvroir de Littérature Potentielle).
Une contrainte qui fonctionne amène le créateur sur des terrains inattendus. Les contraintes les plus productives sont celles qui procèdent d’une réflexion sur le langage musical, rationnelle (exemple : la fugue, la sonate) ou non (un motif mélodique construit sur les notes correspondant aux lettres du nom, comme B-A-C-H donnant Si♭,La,Do,Si ; l’inspiration reste un phénomène mystérieux où l’imagination, les croyances font surgir l’irrationnel du fond d’une «boîte noire».
La différence entre l’artiste et l’inventeur pourrait venir du but qu’ils s’assignent, pour atteindre des publics n’ayant pas les mêmes préoccupations : le compositeur est enclin à chercher plutôt des idées qui le surprennent et pourraient peut-être surprendre son auditoire. Il est vrai que celui-ci a du mal à comprendre l’intérêt de musiques différentes de ce qu’il attend. Mais il en est de même du public auquel un objet utilitaire est proposé: l’inertie et la routine commandent la première réaction.
La musique est un moyen de communication puissant, un media qui apporte du plaisir et qui suscite aussi des résonances chez ses auditeurs, mais sa conception n’englobe comme auditoire qu’une partie de l’humanité : il existe des musiques, et chacun de nous ne reconnaît que celles qui parlent à sa sensibilité, à son univers ; par conséquent une musique est porteuse de significations, elle parle, même si son créateur, le compositeur, n’a cru faire entrer aucune signification dans son œuvre et ne s’est proposé que de combiner mélodies, rythmes et harmonies, ou de produire des sons nouveaux.
Pour transmettre cette signification par des moyens rationnels, elle utilise un langage avec son vocabulaire propre : échelles musicales, gammes, harmonies, métrique rythmique, etc. ; et une grammaire variable selon les cultures : hauteurs organisées sous forme de tonalité, de modalité ou de séries ; rythme organisé avec la mesure, la carrure ; structure formelle, etc.
L’aspect émotionnel est irrationnel, mais le fait qu’on ne puisse guère en parler à l’aide d’un langage structuré ne doit pas faire oublier son importance. Pour un compositeur ces deux composantes sont indissociables et interactives, même si lorsqu’on «parle» de la musique, on privilégie sa composante rationnelle, exprimable par un langage qui facilite la communication de ce que le compositeur avait dans l’esprit.
De ce fait il existe des relations entre ces musiques dans le contexte de leur création, et les sociétés diverses dont les membres les écoutent de façons diverses.
Il y a toutefois dans le langage musical des structures formelles, des archétypes qui semblent universels, applicables à toutes les musiques. C’est une évidence dans le domaine du rythme, dont certaines figures sont communes à la plupart des traditions : quelques figures de claves, le balancement binaire, le rythme ternaire, souvent associé à un mouvement circulaire, comme la valse ; bien que selon mon interprétation le troisième temps de cette danse n’amorce qu’une déviation du balancement.
Le signe produit par la suite de deux balancements perpendiculaires comme dans la direction d’orchestre est une croix archétypale, qui représente une rencontre de chemins, s’il est réalisé avec une mesure rythmique appropriée : mais ce n’est qu’un signe parmi une grande quantité d’autres que le langage musical peut réaliser. De même, dans le rond archétypal il n’y a pas de mouvement circulaire : c’est un signe d’enfermement, qui distingue une figure d’un fond, et dans la musique un son du silence , mais aussi la musique produite « dans le temple », cachée dans le disque, qui en franchit l’enceinte pour être captée à l’ extérieur.
Sont quasi-universels certains intervalles basiques : l’octave (2/1), la quinte (3/2), et certaines gammes (pentatonique et diatonique), tandis que la gamme chromatique s’est répandue par la domination de la culture occidentale. La perception de ces archétypes par des auditeurs issus de cultures différentes a, peut-être, une explication acoustique ou physiologique : fosses nasales et cordes vocales différentes suivant les populations.
On ne peut donc négliger dans la musique son aspect binaire: à ceci près que « le Bit qui produit le It » chez les scientifiques évoque dans le domaine musical « le Beat qui produit le Hit !», associé au mouvement de balancement ; dans le domaine des intervalles, « deux » engendre l’octave, qui détermine l’espace où vont se développer les gammes, de même que «l’octet» (le b-eight, le bhuit) représente tout ce qu’on peut écrire avec un clavier d’ordinateur.
Un autre aspect binaire dans l’environnement interne comme externe de la musique est illustré par la dualité horizontal / vertical : aspect basique.
Est horizontal ce qui se déroule dans le temps, diachronique : la mélodie, l’action, l’appel à la mémoire de l’auditeur. Est vertical, synchronique, ce qui est perçu comme instantané : l’harmonie, le timbre.
Ces deux aspects peuvent entrer en conflit, conduire le compositeur à les concilier en jouant sur la fréquence, la hauteur des notes, en prenant en considération l’interaction entre la perception instantanée et les reconnaissances ou associations agissant sur la mémoire.
Un compositeur doit aussi bien entendu réfléchir sur son langage : il est lié à une culture, à une forme de réception de la musique par ses auditeurs. L’enjeu pour lui consiste à faire évoluer son auditoire sans le déstabiliser, à comprendre sa propre culture, et à essayer d’élargir son champ. Dans le domaine des échelles musicales, la musique occidentale a deux pôles de référence : la tonalité (en particulier la gamme majeure) et la gamme chromatique, celle que l’on obtient sur un clavier de piano avec les 7 touches blanches et les 5 touches noires. Chacun de ces deux pôles a pour origine un mode de pensée et un modèle mathématique différents. Par une coïncidence remarquable les nombres de ces modèles se recoupent à peu près, avec une précision acceptable pour l’oreille. C’est sur cette base que s’est construit l’univers harmonique spécifique à la musique occidentale. Par rapport aux autres musiques du monde, on perd en précision de l’intonation, mais cela permet de construire des polyphonies et des harmonies complexes.
Ce système a favorisé dans la musique occidentale une approche discrète, «digitale», de la musique, avec une division de l’octave en 12 demi-tons présumés égaux, qui peuvent donc facilement être manipulés, additionnés, transposés, permutés comme c’est le cas pour les nombres. On peut contester la pertinence du tempérament égal, mais c’est une réalité très présente dans l’écriture musicale, dans la théorie, dans la conception des instruments de musique, dans l’informatique musicale et au final dans notre façon occidentale de percevoir la musique. Il faut bien prendre ce système tel qu’il est, comme nous sommes pris par le système décimal parce que nous avons 2 mains de 5 doigts pour jouer, alors que 8 ou 12 auraient présenté d’autres avantages, et inconvénients. La musique sérielle à 12 sons a constitué une façon de pousser au bout cette approche. Force a été de constater ses limites, les auditeurs n’ayant pas beaucoup suivi. C’est un enjeu pour des compositeurs contemporains que de trouver une alternative, en essayant de concilier certains fondements de la musique occidentale avec la capacité à toucher des auditeurs.
Une de voies explorées par le compositeur Goyone a consisté à considérer les échelles musicales, les gammes ou les harmonies sous forme de cycles d’intervalles, dont la structure présente un caractère rythmique. Cette approche rythmique liée au nombre, un des aspects de la musique le plus facile à numériser, est bien adaptée à la nature de la gamme chromatique : d’une part c’est une construction synthétique, quelque peu déconnectée de l’acoustique ; d’autre part certains archétypes musicaux (accord parfait, gamme pentatonique, gamme diatonique etc.) s’inscrivent de façon remarquable dans la structure de cette gamme.