L’imitation dans la création

Rôle de l’imitation

L’origine primitive d’un but recherché, exprimé ou non, est souvent un besoin naturel, auquel l’homme répond par ce qu’il croit être une imitation de la nature, source de modèles dont il pense qu’ils méritent d’être imités.

   Un modèle est ce qu’on imite, parce qu’on a vu ce qu’il a fait et qu’on a jugé que cela était bon. C’est un moyen d’expliquer et de prévoir les phénomènes, par leur répétition, leur imitation d’un phénomène semblable ou analogue. Il met en valeur le raisonnement par analogie, dont il y a lieu d’explorer le domaine de légitimité, qui est vaste.

 

Car le rôle de l’imitation dépasse de beaucoup cet aspect. Il s’est trouvé avantageux pour l’espèce, pour persévérer dans son propre être selon les lois de l’évolution, de s’organiser en société, et d’utiliser alors intensivement l’imitation d’autrui, qui a participé à l’origine du développement du cerveau : elle est la base de l’apprentissage, et explique un dépassement des besoins, le désir d’imiter un Autre, dont on envie le sort. On imite un Autre parce qu’on a vu, ou entendu ses actes et observé leurs avantages  ;  on a aussi découvert récemment chez le singe ou l’homme que s’il observe une action d’un Autre, des neurones miroirs la reproduisent dans son cerveau, sans commander une action : les neurones sensoriels mais non moteurs de son cerveau ont copié ceux de l’Autre  ;  sous l’action du sens de la vue, l’homme a imité l’Autre en puissance mais non en acte.

Les neurones miroirs pourraient donc être le moteur d’une communication non verbale : ils identifient la personne imitée comme un être de la même espèce animale, pour être sensibilisés aux signaux qu’ils en reçoivent. C’est dans la petite enfance que l’appareil neuronal humain s’est structuré par mimétisme de l’entourage parental qui a constitué son apprentissage primitif. Le mimétisme commande l’apprentissage par imitation notamment des gestes du langage.

Désir mimétique et création

René Girard, est l’auteur de la théorie du mimétisme[1], qui s’occupe de l’être en tant qu’autre : il a décrit des mécanismes d’imitation qui jettent un éclairage pénétrant sur les exemples qui seront évoqués. L’existence des neurones miroirs de découverte récente conforte ses thèses.

 Il soutient que tout Sujet éprouve des désirs qui ne lui sont pas propres, qui imitent en fait des désirs d’un Autre, jouant le rôle d’un Médiateur, que le Sujet désirant a pris pour modèle, qui peut être n’importe quelle personne qu’il a vu, mais qu’il peut aussi bien n’avoir jamais vu : un héros de roman qu’il a lu, ou vu joué par un acteur au théâtre ou dans un film.

On est donc tenté d’élargir le but humain d’un objet artificiel, de considérer ce dernier comme objet d’un désir de son concepteur créateur : cet objet proviendrait de l’imitation de l’objet imaginé par un Autre, qui l’aurait conçu comme objet de son propre désir, pour répondre à un but semblable, proposé à des Destinataires.

Le désir de l’objet du désir d’un Autre, qu’un Sujet désirant éprouve, est une modalité de la puissance dans la métaphysique d’Aristote (synonyme de pouvoir), qui trouve donc elle aussi un support dans cette découverte biologique[2] : la possibilité de changer d’état, en activant un potentiel au départ non structuré. Puissance passive du Sujet : changement qu’il est susceptible de subir par l’action d’un autre être (le Médiateur), en tant qu’Autre. Puissance active du Médiateur : sa capacité d’agir sur le Sujet, d’opérer un changement dans un autre être en tant qu’Autre.

L’imitation mimétique est l’opération transitive, l’acte qui réalise ce désir, ce que l’être imitant est à l’être désirant. Le désir de l’objet du désir de l’Autre inspire au Sujet désirant être créateur, soit l’imitation par ressemblance  avec l’objet du désir de l’Autre, dont il imite l’apparence, le comportement  ;  soit l’analogie avec ce modèle, dont il cherche à imiter l’opération, à reproduire l’action. Suivant que le modèle est proche ou lointain, voire imaginaire, le sujet destinataire peut éprouver un désir  physique d’appropriation, la désir d’avoir l’objet que l’Autre désire, ou un objet semblable  ;  ce désir engendré par la vanité, l’envie, la jalousie, peut prendre une forme violente  ;  ou bien il éprouve un désir métaphysique, celui d’être cet Autre, de faire ce que cet Autre fait de l’objet de son désir : donc un désir d’usage de cet objet pour atteindre un but.

Cet objet de désir répond-il à la définition d’un objet artificiel ? Il est identifié tout d’abord comme étant là, devant le Destinataire, à disposition ou non de son désir : mais il n’est pas à disposition s’il n’a pas encore été créé  ;  à plus forte raison risque-t-il de tarder beaucoup à devenir objet du désir d’un Destinataire si l’un des moteurs de l’imitation : mode, snobisme, vanité, envie, ou usage utile, n’est pas mis en oeuvre, devenant une embûche majeure à la création.

Cette intervention d’un Médiateur, d’un être en tant qu’autre, comme inspirateur d’une action créatrice est donc contestée par beaucoup, qui ne manquent pas de demander : qui le Médiateur lui-même a-t-il imité pour désirer l’objet de son désir? Cette question implique la prise en compte d’une société de Sujets désirants : elle commence à deux, et dès ce nombre on va poindre les phénomènes de rivalité, de violence réciproque. Tout être humain a commencé à imiter dès son plus jeune âge son entourage immédiat.

   Mais les objecteurs préfèrent s’en tenir à la transformation d’un objet perçu en objet de désir sans médiateur, décrite par Stendhal, qui en a proposé comme modèle la cristallisation se formant sur le rameau qu’on jette dans une mine de sel à Salzbourg. Considérons le désir comme un état, psychologique. La cristallisation, comme la création, et comme l’imitation, est un processus, et non un état. L’imitation analogique est un processus de renouvellement d’un état. La cristallisation serait le changement qu’un Sujet subirait : l’apparition d’un désir, par l’opération d’un Objet de ce désir, par l’activation d’un potentiel déjà présent dans l’objet, sans imitation apparente d’un tiers, donc différente d’un mimétisme. Pourtant ce processus aboutit à un cristal, proche de l’éternité qui lui donne l’apparence d’un état, métastable et au surplus résultat d’une multiplication d’imitations de lui-même : « une infinité de diamants mobiles et éblouissants, où l’on ne reconnaît plus le rameau primitif ».

   Le processus de cristallisation, que Stendhal illustre par le dessin d’un chemin allant des tours penchées de Bologne à la basilique verticale Saint Pierre de Rome, renvoie à une interprétation phallique de la croissance d’un cristal. Au plan corporel, l’apport par les cinq sens à l’appareil neuronal établit une communication directe du Sujet avec un Objet de l’environnement, qui engendre une résonance avec la communication d’un autre Sujet si ces deux individus appartiennent à la même espèce, s’ils ont « des atomes crochus » d’origine quelconque : si le phénomène de cristallisation présente une ressemblance de ce type avec l’action des neurones miroirs, le désir résultant d’une résonance apparaît comme une forme extrême d’empathie.

   La fascination serait à l’inverse un état, provoqué par une forme d’antirésonance : un comportement extrême d’attraction et de répulsion simultanée inhibe les réactions d’un animal, immobilisé par la perception d’une forme qui pourrait être aussi bien celle d’une proie que celle d’un prédateur, provenant du sens de la vue, de l’ouïe, de l’odorat : le réflexe d’attaque et celui de fuite se compensent et l’animal ne bouge plus, paralysé dans son action, qui aboutit à l’équilibre, stable, de l’immobilité.

Le chercheur qui se propose de créer un appareil ou un système répondant à un but, mieux que ne le fait un système existant, est vu comme un rival qui valorise son but si le public l’adopte, ou comme un modèle à imiter pour répondre au même but ou à un but amélioré. Dans notre récit de la conception et de la création d’un objet artificiel, celui-ci, manquant à disposition ou mis à disposition d’autrui, apparaît ainsi avec des caractères similaires à ceux d’un être vivant. L’illusion créatrice qui émerge naît dans l’imagination du créateur, substituant à la vision de son rival une vision concurrente, semblant satisfaire un tel but, ambitionnant parfois d’en opérer une transfiguration : son désir projette autour de lui un univers de rêve.

Pour reprendre une image de René Girard[3], l’imagination du créateur fécondée par le modèle imité (par l’imitation de ce modèle) conçoit, puis donne naissance, à un objet artificiel : une invention dont la genèse, venant de l’objet imité, fait partie de son être. Mais ce n’est encore qu’une image.

[1] GIRARD R. : Des choses cachées depuis la fondation du monde, Grasset Livre de Poche 1978, pp. 15 et 48.
[2] Cette puissance métaphysique rappelle en physique l’énergie potentielle qui mesure la capacité d’un système à produire du travail (la « vigueur »), la puissance physique étant l’énergie fournie par unité de temps, (un flux métaphysique d’effort )
[3] GIRARD R. : Mensonge romantique et vérité romanesque, Fayard/Pluriel, 2010, p 31.

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2 réponses à L’imitation dans la création

  1. Bonjour, je suis un ami de Philippe, qui vient de me révéler votre existence comme inventeur ! Je tiens à vous dire que j’ai comme modèle de ma vie “d’ingénieur rêveur” d’artiste, les hommes et femmes de l’aventure aéronautique et aujourd’hui particulièrement vous, quand je découvre votre essentielle participation dans l’invention de l’aérotrain ! Bonne route à vous et à votre famille, à vos merveilleux écrits et à votre excellent blog !

    • Marcel Kadosch dit :

      Bonjour, Je vous remercie de vos compliments. J’ai fait plusieurs inventions, décrites dans ce blog. Mais l’aérotrain est une invention de Jean Bertin, à laquelle je n’ai pas participé. J’ai travaillé à la Société de l’aérotrain, pour sa promotion, sans succès hélas!

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