Sabaoth
Les «talas» hébraïques (les Hébreux qui vont t-à-la synagogue) ont accoutumé depuis des millénaires de réciter la prière ou invocation suivante:
Cadosch cadosch cadosch adonaï sabaoth
«Cadosch» est, je le rappelle, un adjectif hébraïque, qui signifie: sacré, dans le même sens que tabou, ou parfois: saint, en sens contraire.
La prière a fait l’objet d’une traduction en latin (oserai-je dire de cuisine ?) par:
Sanctus, Sanctus, Sanctus, Dominus Deus Sabaoth
Longtemps je me suis interrogé à son propos sans oser demander des explications:
– Pourquoi Sanctus, Sanctus, Sanctus: trois fois saint, prescrit par un acte religieux, l’a-t-il emporté sur: Sacer, Sacer, Sacer: trois fois sacré, ou trois fois tabou, interdit et inviolable ?
– Quels sont ces sabaoth non traduits en latin?: Ne serait-ce pas pour en refouler la communication ?
Au soir de ma vie, j’ai questionné des amis versés dans les Écritures:
—Sabaoth, pluriel de Saba, m’ont-ils répondu, veut dire: les armées. Adonaï Sabaoth: Seigneur des Armées.
—Soit. Et de quelles armées s’agit-il ?
—Eh bien, euh,. . d’armées célestes.
—Il y aurait donc au ciel des armées ?
—On en parle déjà dans la Génèse. Le Livre dit: ainsi furent achevés les cieux et la terre, et toute leur armée. Or Dieu, après avoir créé le ciel le deuxième jour par division, y a placé le quatrième jour les étoiles, et après avoir séparé la terre le troisième jour, Il l’a peuplé le sixième jour d’animaux nombreux: mais ce n’était qu’une foule, au mieux des hordes, et non une armée ! Cependant quand Il voulut empêcher l’homme de prendre l’arbre de vie et le chassa de l’Eden, Il fit appel aux chérubins armés d’une épée flamboyante: il s’agissait donc d’armées d’anges. Elles apparaissent aussi dans une vision du prophète Isaïe qui entendit les séraphins s’interpeller l’un l’autre: « Saint, saint, saint est Adonaï Sabaoth, sa Gloire emplit toute la terre»
—Vraiment? Ont-ils crié: Saint ? Ou: Sacré ? Mais revenons à Sabaoth: pourquoi ne l’a-t-on pas traduit en latin, langue militaire par excellence qui ne manque pas d’armées ? Peut-être pas par Legiones ni par Militiae : armées au sens poètique. Mais: Exercitus, l’armée ordinaire ? Acies, l’armée en ordre de bataille comme une pointe acérée ? Copiae, la troupe, abondance d’hommes ? N’a-t-on pas proposé: Dieu des multitudes ?
—Parce que précisément ce ne sont plus des multitudes, des foules, des hordes, mais des organisations, des associations. On ne disposait à l’époque que de la notion d’armée pour désigner l’autorité organisée par laquelle Dieu gouverne toute la terre.
—Il n’empêche: Sabaoth, c’est de l’hébreu ! Pourquoi le chrétien, qui prie désormais en français depuis Vatican Deux, abandonne-t-il Sabaoth pour: Seigneur des forces célestes? Ou même: Seigneur Tout Puissant ? Zéro pour la traduction!
—C’est une question néo-testamentaire, et même secundo-vaticanaire: interroge un Nazaréen, ajoutèrent-ils avec impatience, et ils continuèrent:
—Tu es vraiment comme le tam, le simple d’esprit, qui demande: c’est quoi ça ? what ‘s the matter ? Quelle importance qu’il y ait un mot hébreu dans une messe des chrétiens ? Il y a aussi du grec: kyrie eleison.
Ils m’expliquèrent que Sabaoth avait donné lieu à une discussion autrement plus grave entre de grands esprits: la philosophe Simone Weil s’en tenait au sens actuel du mot armée, et soutenait que l’appellation Dieu des Armées était scandaleuse; tandis que le psychiâtre Henri Baruk, inspiré par Isaïe, la trouvait sublime: il y a des méchants; le Dieu des armées surgit pour les contenir, les mettre hors d’état de nuire.
—Amen pour les Hébreux, répliqua le tam, mais quelle lumière cela jette-t-il sur la présence de Sabaoth dans un texte en latin ? À la question: c’est quoi ça ? j’ajouterai: comment vivre avec ? Au moins le rite orthodoxe a-t-il résolu la difficulté dans sa divine liturgie qui lui tient lieu de messe: Hagios hagios hagios, se contente-t-on d’invoquer en grec, sans appeler des armées à la rescousse.
C’est quoi ça ?
Et si la triple répétition Cadosch reprise en Sanctus n’affichait qu’une redondance de contrôle codé pour préserver un secret? Les armées célestes n’avaient-elles pas pour vocation de transmettre des messages collationnés, quand bien même se réduiraient-ils à du code ? Une serrure à trois tours dont la clef a été perdue. La transmission de l’information entre humains, à l’aide de signes protégés contre les indiscrétions, est aussi le fait d’êtres surhumains: Hermès chez les Grecs, Mercure chez les Romains, les Anges chez les Judéo-Chrétiens, sont chargés de transmettre les messages, enveloppes scellées porteuses d’une information protégée contre les aléas du voyage, contre les tiers perturbateurs qu’il est essentiel d’exclure de la communication.
Quant à Sabaoth, le dictionnaire Robert m’apprend que l’araméen ç’ba qui signifie « baptiser » a la même racine que l’hébreu çaba qui veut dire: armée du ciel, et que les Sabéens ont été appelés des adorateurs des astres par la suite, ce qui impliquerait une relation de cause à effet. Incidemment les Sabéens sont aux yeux des musulmans un peuple du Livre, des dhimmis. Ainsi la prière invoquerait au choix le Seigneur d’armées célestes qui seraient les galaxies, ou le Seigneur des purifiés par aspersion d’eau sacrale; le sabisme consistait d’après Voltaire en un mélange du culte des astres et de Dieu. Astres qui auraient ceci de commun avec les armées d’être nombreux (copiae), et ordonnés en un mouvement (acies) commandé (dominus) par un chef !
Au demeurant des astrophysiciens ne manqueront pas d’objecter que les astres ne sont pas si ordonnés que cela, ou que leur ordre échappe aux humains. A mesure que leurs téléscopes se perfectionnent ils en découvrent en grand nombre, copiae après copiae, animés d’un mouvement rappelant plutôt celui d’une foule en panique: turba et non acies, dont on ne voit pas qui en est le chef si ce n’est la panique elle-même qui en est issue. Ou pis encore: leurs photographies ressemblent furieusement à celles de tissus cancéreux. Le cancer serait une sorte de panique du tissu vivant, au point qu’ils trouvent profit à utiliser des logiciels créés par des cancérologues pour trouver du sens et de l’ordre dans cette turba d’étoiles. Ils l’appellent « trou noir », attracteur de matière compactée, et sacrée: on n’en devine l’existence qu’à travers le chaos qu’elle engendre. Tout cela n’a rien à voir avec la prière, je le crains.
Révélations
J’ai eu l’occasion de visiter à l’Hotel Dieu le laboratoire du biophysicien Henri Atlan, éminent théoricien de la complexité, mais également connu pour sa grande érudition biblique et talmudique. Je l’ai informé de ma préoccupation à propos de Sabaoth. Henri Atlan me répondit que Sabaoth n’avait pas d’autre signification que les armées, mais qu’il ne savait rien sur la messe; il me conseilla de m’adresser à son voisin de la Place du Parvis, le cardinal Lustiger: ce que j’ai fait. Le cardinal ne m’a jamais répondu. Je ressentis donc une certaine frustration.
Mais Henri Atlan m’a également recommandé de lire le livre d’Emmanuel Levinas: « Du Sacré au Saint » . Pour cet auteur, le sacré est l’impureté et le saint la pureté. La magie, la sorcellerie est la sœur du sacré. La sainteté ne peut séjourner que dans une société désacralisée. Levinas commentait à ce propos l’enseignement de Rabbi Eliezer, grand sage du Talmud : pour atteindre la sainteté, il aurait expérimenté autrefois la magie afin de comprendre et d’enseigner le sacré, et sa dégénérescence qui a produit le monde désacralisé.
Entre temps, je lus l’ouvrage de René Girard consacré à Job: « La route antique des hommes pervers », dont le chapitre quatre est intitulé: « Les armées célestes ».
Je demandai à René Girard pourquoi Sabaoth n’avait pas été traduit en latin, et si cela cachait des choses. Il me répondit fort aimablement qu’il regrettait son ignorance à ce propos, mais il était certain que dans la messe il n’y avait pas de censure: ce serait un anachronisme de voir une peur de la violence, et le langage qui l’exprime, dans les passages de la Bible traduits en latin.
Peu au fait de la sainte messe, peut-être n’ai-je pas bien compris cette réponse, mais comment entendre le Sanctus de la Missa Solemnis en ré sans en subir l’envoûtement, ce Sanctus jamais exécuté du vivant de Beethoven, qui n’en a jamais entendu que sa voix intérieure: des cuivres ouvrent lentement la porte à trois solistes qui se recueillent l’un après l’autre pour évoquer dans une ambiance irréelle le Dieu saint des armées: caché ou non le sortilège est là, chant d’action de grâce sanctifié par Beethoven, qui n’a pas craint de pénétrer cette contrée où « l’armée des anges n’ose pas mettre le pied» : le Benedictus qui suit s’efforce de convaincre à force de répétitions qu’il y a de la bénédiction dans notre monde.
Je note que René Girard fait une lecture non sacrificielle du Nouveau Testament, des Évangiles, donc de la messe, à ses yeux désacralisée : l’intervention éventuelle d’anges célestes est alors bienveillante; ils ne sont pas sacrés mais saints, et ils communiquent ! Plus encore que leur vocation, c’est leur fonction.
Mais cette lecture non sacrificielle de la messe est très controversée; et la lecture sacrificielle couramment admise depuis le Moyen Age n’explique pas que Sabaoth ne soit pas traduit de l’hébreu, sinon par la volonté de cacher une intervention divine au moment de la Passion: Jésus aurait été la victime émissaire d’une foule hébraïque en furie, mais qui n’était nullement une armée de Dieu, pas plus que l’armée romaine qui l’a crucifié.
Revenons à l’Ancien Testament dont René Girard fait une lecture sacrificielle, et à l’invocation antique d’Isaïe: ces armées ne figurent-elles pas la trace perdue de la violence d’une collectivité, canalisée lors d’une lointaine crise sacrificielle en une troupe de tueurs ou tueuses, semblables aux Erinyes, aux Walkyries et à tant de nos contemporains ? Une troupe ordonnée contre une victime émissaire, inconnue, mystérieuse, arbitraire, que cette unanimité même transfigure en sacré, en divinité par l’invocation trois fois répétée d’un pouvoir compactifié à l’infini d’attraction-répulsion (d’après René Thom) ? Il faudrait comprendre alors, non pas: Seigneur qui commande les armées, mais: Seigneur créé par les armées (qui l’auront au préalable massacré, dépecé) inconscientes de leur création.
Voilà pour le texte hébreu, mais laissons là la messe, les Evangiles, Isaîe, et remontons, pourquoi pas, comme René Girard, à l’origine de l’humanité il y a quelques millions d’années.
Dans la conception animiste de la nature et du monde qui est peut-être la plus ancienne, le monde est peuplé d’un grand nombre d’ « esprits »: êtres spirituels, bienveillants ou malveillants à l’égard des hommes.
La thèse de Freud à propos de cette Weltanschauung est que le soi-disant « esprit » d’une entité: personne ou chose, voire société, se réduit à la « propriété » que possède cette personne ou cette chose en propre ou cette collectivité, d’être l’objet d’un souvenir, ou d’une représentation (ou encore d’un rêve), lorsqu’elle échappe à la perception directe, donc à un autre moment.
Il n’est pas exclu que la prière antique remonte à cette conception animiste qui aurait précédé les autres. Elle sonne comme une formule magique, une invocation destinée à rejeter un mauvais sort. La prière déclare trois fois sacré, cadosch, un Seigneur qu’on se garde d’approcher: en araméen le Seigneur des purifiés par un sacrement; en hébreu le Seigneur des armées aux épées flamboyantes.
Mais alors la question suivante se pose: dans quelle direction du temps sont apparues les étapes de l’hominisation, du passage de l’animalité à l’humanité: la chasse, la domestication des animaux et pour quel usage, l’anthropophagie, le langage articulé, le feu ? Dans quel ordre les religions avec ou sans Dieux, la magie, la sorcellerie, les superstitions, la croyance aux esprits, aux anges ?
Chacun de ces événements a dû certainement se produire une première fois, à un moment ou à un autre, il y a très très longtemps, mais dans un ordre chronologique si cette expression a un sens, qui détermine en grande partie l’interprétation qu’on peut en donner: ainsi la magie a-t-elle fait son apparition avant ou après la religion ? Par quelles traces en décidons nous, quels souvenirs du passé, quelles mesures de dates, quelles interprétations de quels mythes ?