Abduction comme traitement de l’information
On peut considérer le raisonnement par abduction, formellement, comme une sorte de traitement de l’information, partant d’ un stimulus, causé par l’émetteur de l’information: le test de la cause C supposée de l’ évènement E nouveau, qui engendrerait chez le récepteur en réponse l’effet R constaté. En enregistrant cette information en mémoire, on pourrait la traiter à la manière d’un «système de production», qui fournit les conditions autorisant une action, traitant l’ information par un stimulus approprié, de la forme :
SI: Condition remplie → ALORS: Action exécutée. Ici: l’émission d’une hypothèse nouvelle, la cause C’.
Un stimulus sensoriel pourrait engendrer une action même si la condition de l’action n’est pas remplie, mais qu’un événement E concomitant au stimulus soit intervenu comme un catalyseur.
Abduction par association d’idées
J’en ai découvert un exemple dans les premières pages du récit de la vie de Tristram Shandy par Laurence Sterne[1] , qui est une longue suite d’associations d’idées, déterminant les conditions dans lesquelles Tristram Shandy a été conçu: son père avait pris l’habitude procédurale d’honorer son épouse après avoir remonté l’horloge le soir du premier dimanche de chaque mois, créant ainsi chez elle une association d’idées ; mais une crise de sciatique interrompit assez longtemps ce processus.
Quand il remonta sur sa femme à nouveau, elle intervint pendant son travail mal à propos par une question incongrue : —«Pardon mon ami, n’as-tu pas oublié de remonter la pendule ?» qui perturba la situation émotionnelle de son mari.
Madame Shandy a établi une association entre la mise à jour du temps de l’horloge et la montée de son mari sur elle, suivie d’un effet attendu, qui se produit : mais suivi aussi d’une grosse colère du mari contre elle, qui trouve sa question stupide et responsable d’une éjaculation précoce, à l’origine de la future naissance de Tristram Shandy. Pour elle, un événement E surprenant est survenu: le mari n’a pas remonté l’horloge: ce serait l’effet logique d’une cause C qu’elle avance: son mari a oublié. Elle a des raisons de supposer que cette cause C explique aussi la colère, qu’elle ne comprend pas autrement : son mari ne l’a pas informée de sa sciatique passée.
Abduction préscientifique rationalisée
Pour illustrer un trajet de l’abduction, par un chemin produit d’une évolution, pré-scientifique, puis rationalisée, je cite un exemple tiré de mon expérience personnelle, concernant des fours à flamme, de bois ou de tout autre combustible.
La finalité d’un four à flamme est d’obtenir un « bon travail du four » en facilitant le plus possible un échange de chaleur par convection et rayonnement entre un fluide chauffant (un gaz) et les objets à chauffer (des solides en général) : dans ce but, les constructeurs de fours à flamme utilisent un effet aérodynamique connu sous le nom de phénomène de Grjimailho.
Voici quel était le problème de l’ingénieur russe Groumé GrjimaÏlho au début du vingtième siècle : au contraire des châteaux d’eau, installés sur une hauteur pour faire descendre vers la vallée l’eau, sous la pression due à la gravitation terrestre, les fours industriels sont installés le plus bas possible dans cette vallée, car les gaz chauds utilisés, plus légers que l’air constituant l’atmosphère, ont tendance à monter sous l’effet de cette même gravitation terrestre.
Groumé GrjimaÏlho fut amené par les circonstances décrites plus loin à inventer la simulation de la circulation des gaz froids et chauds par des maquettes de four remplies d’eau et de pétrole, qui mettait en évidence, par analogie, le phénomène à maîtriser : de même que l’énergie hydraulique naturellement désordonnée d’un torrent de montagne descendant une pente peut être captée en dressant un barrage qui la transforme en énergie uniquement potentielle sans tourbillons, utilisée en déversant l’eau ainsi calmée par un déversoir, qui en assure l’écoulement régulier vers la vallée en énergie cinétique coordonnée pour faire tourner une turbine, de même dans un four à flamme un flot naturellement torrentiel de fumées montantes est recueilli au toit du four dans un inversoir qui inverse ce flot en un débit descendant régulier, qui transmet plus efficacement sa chaleur aux corps à chauffer par convection.
Le mathématicien Yesman établit après coup une formulation mathématique, exprimant l’existence d’une énergie potentielle de gravitation du gaz chaud plus léger que l’air, qui est transformée en une énergie cinétique coordonnée, sans la gaspiller en énergie d’agitation turbulente causant une perte qui diminuerait l’énergie du gaz chaud venant au contact de la charge et susceptible de lui en transmettre sous forme de chaleur. Jusqu’ici tout va bien…
Voici maintenant comment Groumé Grjimaïlho a raconté ses débuts d’ingénieur métallurgiste frais émoulu de l’Institut des Mines de Saint Petersbourg, affecté à l’usine de Salda, dans un livre qui date de l’époque tsariste[2] . Il témoigne d’une difficulté de communiquer sans un langage approprié, engendrant une abduction:
« La surveillance du travail des fours était confiée à un vieillard, Pierre Chicharine, homme doué d’une vaste intelligence mais illettré. Cela ne l’empêchait pas de dresser lui-même les projets de nouveaux fours variés dont il savait toujours obtenir un bon travail (N.B : c’est à dire une bonne quantité de chaleur). Sur quels principes se laissait-il guider, il ne pouvait le dire malgré le désir sincère qu’il avait de me faire comprendre le sens des choses. Son seul argument était : « Il faut faire ainsi, autrement vous n’arriverez à rien.- Pourquoi? – A cela, il ne pouvait jamais me répondre. » … Ce n’est qu’au bout de dix ans que j’osai faire des objections à mon professeur. Au bout de quinze ans seulement je me hasardai à établir un projet de four nouveau. Mon maître me rapporta au bout de quelques jours mon dessin ; la moitié était effacée et refaite : « Il faut faire ainsi, autrement vous n’arriverez à rien ». Quoique mon amour propre de directeur d’usine (place que j’occupais à l’époque) fût touché, je dus reconnaître que le vieillard avait raison… Ce n’est qu’au bout de vingt ans que j’arrivai à pénétrer ces mystères de la construction des fours. Je compris que chaque four représente un récipient hydraulique (où la gravité jouait à l’envers : de bas en haut). Puis je pris plaisir à enseigner. Le temps nécessaire pour enseigner à un jeune ingénieur la question des fours a été réduite à un mois… à une soirée pour un employé expérimenté »…
Que de temps pour communiquer avec la nature via l’intuition d’un illettré local ! De même que les gaz de fours ont un débit régulier quand on les force à circuler en sens inverse de leur écoulement naturel sous l’effet de la gravitation, la perception du réel enfin acquise, à l’aide d’un modèle qui faisait s’écouler rationnellement la compréhension des fours, allait en sens inverse du langage naturel plutôt métaphorique de Chicharine, qui répondait à une autre logique, celle de la « pensée sauvage ».
Aurait-il été possible d’économiser vingt ans d’efforts de compréhension de la pensée sauvage de Chicharine ? Il ne savait pas lire, il communiquait en dessinant, il ne parlait que pour dire : « oui, ceci marche ; non, cela ne marche pas », et du sens émergeait de l’application de ces propos binaires : l’interlocuteur idéal pour un ordinateur à circuiterie parallèle distribuée ! A l’avenir l’intelligence artificielle parviendra peut-être à simuler la pensée de Chicharine, homme neuronal par excellence, bien avant celle des Grjimaïlho, et à aider à construire des machines sans « savoir »(à la manière scientifique) pourquoi elles marchent .
La pensée sauvage dans une déduction
Dans les sondages psychologiques, on prend souvent l’aptitude à raisonner par syllogismes comme critère de classement. L’anthropologue Bruno Latour retient dans ses lectures celui-ci qui met en cause la pensée sauvage :
« Qu’est-ce qui est classé ?…les capacités cognitives des paysans russes? Non, le nombre d’années d’école… Lorsque Luria demande à un paysan russe : « Dans le Nord tous les ours sont blancs, la ville de Minsk est dans le Nord, quelle couleur sont les ours à Minsk ? il répond : « Comment le saurais-je, demandez à votre collègue, c’est lui qui a été à Minsk, moi je n’y ai jamais été ». Ils acquièrent par dressage et discipline le métier d’écolier…Il n’y a que des différences de métier, …il n’y a aucune preuve que différentes espèces de raisonnement existent ; nous ne pouvons pas mettre en évidence une pensée primitive[3]».
Un paysan de Corrèze, ou du Danube, aurait donné une réponse similaire à Luria. Chicharine ne connaissait sûrement pas les syllogismes BARBARA, CELARENT, BARALIPTON, que le Maître de Philosophie voulait enseigner au Bourgeois Gentilhomme, qui n’en avait rien à faire non plus; mais il suivait sa propre chréode, creusée à coups d’essais-erreurs : les siens et ceux qu’il devinait chez son interlocuteur. Il appliquait alors naturellement à l’essai-erreur le syllogisme BAROCO, une forme de déduction: « Pour y arriver il faut faire ainsi, vous n’avez pas fait ainsi, donc vous n’arriverez à rien », et le récit montre qu’il avait pratiqué une forme d’abduction sans le savoir, comme M. Jourdain la prose, pour acquérir sa science, ou comme un robot, pour la déduire d’une accumulation de big data.
Cela met déjà en évidence la présence de deux espèces de raisonnement, ou même trois : Stuart Mill a fait remarquer que dans la pratique il est presque impossible de déduire sans induire un petit peu, involontairement, en partant d’une prémisse invérifiable, d’un quantificateur « presque » universel ! « Dans le Nord tous les ours sont blancs » : ah bon ? vous les avez tous comptés et vérifié leur couleur, vraiment ? Le paysan russe a raison : qui a compté tous les ours dans ce Nord ? où commence, et où finit ce Nord ? le contour est flou, il contient un loup, selon un dicton à la mode.
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[1] STERNE L. : Vie et opinions de Tristram Shandy, Laffont, 1965 p 4
[2] GROUMÉ-GRJIMAÏLO W-E. : Essai d’une théorie des fours à flamme basée sur les lois de l’hydraulique, Dunod , Paris, 1920, Avant Propos. Original russe:1914 NB : cette référence est un objet introuvable sur Internet.
[3] LATOUR B. : Une introduction à l’anthropologie des sciences et techniques, in : op. cit., Sociologie de la traduction, pp 36-37.