¡ Soy la voz de tu destino !
¡ Soy er fuego en que te abrasas !
¡ Soy er viento en que suspiras !
¡ Soy la mar en que naufragas !
Manuel de Falla y G. Martinez Sierra, « El amor brujo »
« L’amour sorcier »
Généalogie
Je suis né en 1921 à Mazagan, ville côtière située à 80 kilomètres au sud de Casablanca, dans la rue de la Senia des Gherrabs (marchands d’eau). Cette ville porte aujourd’hui le nom marocain de: El Djadida, qui signifie: La Neuve. On m’a dit que les Portugais de la garnison de Mazagan assiégés en 1765 par des Marocains, après avoir demandé sans succès la protection du roi du Portugal, ont réussi à s’embarquer de nuit sur des navires qui les ont conduits à l’embouchure de fleuve Amazone, puis ont fondé la ville de Mazagao dans un état du Brésil, près de la Guyane française.
Ma mère institutrice débutante fut affectée successivement à différents bleds dont Azemmour au nord de Mazagan, où mon existence a commencé à prendre forme ; elle a accouché d’un garçon en janvier, mais a quitté Mazagan dès la rentrée suivante et n’est plus jamais revenue là bas.
Conçu dans son ventre au printemps 1920 à Azemmour où j’ai séjourné sous la forme d’un fœtus ; puis né en hiver 1921 à Mazagan sous la forme d’un infans, enfin transporté ailleurs, je ne suis jamais retourné à mon lieu de naissance, je n’ai pas vécu dans ma ville natale, je ne m’y suis pas fait des copains d’enfance. Je suis donc un déraciné, j’en conviens volontiers : la raison en a été l’évolution du besoin local d’enseignants, modestes ambassadeurs itinérants.
Du coté des Hespérides
Mon père Élie Cadosch est né en 1897 à Larache, ville côtière située à 80 kilomètres au sud de Tanger, et port de mer situé à l’embouchure de l’oued Loukos, cours d’eau torrentiel qui descend du Rif marocain. On y trouve des champs d’orangers. Mais le jardin des pommes d’or des Hespérides que les Anciens situaient dans cette région produisait plutôt des coings: l’antiquité n’a connu les agrumes qu’importés d’Orient lors des conquêtes d’Alexandre le Grand.
Les familles régnantes Bourbon-Orléans y ont élu domicile quand elles ont été chassées de France en 1830, après s’être réfugiées en Espagne. L’écrivain Jean Genet s’y était installé.
Mon père parlait l’espagnol castillan moderne sans accent, comme les autres habitants de cette partie du Maroc qui fut placée en 1912 sous protectorat espagnol, et qui était toute proche de l’Espagne : plus précisément de l’ Andalousie qui se trouvait juste de l’autre côté du détroit de Gibraltar. Les habitants de cette région méridionale de l’Espagne ne parlent pas le castillan mais l’andalou , considéré comme un dialecte par les autorités, mais comme une vraie langue par les autochtones : par exemple les andalous ne prononcent pas les consonnes à la fin des mots. L’épigraphe en tête de cet article, tiré de l’Amour sorcier, est écrit en andalou.
Elie avait toutes les raisons de croire que ses ancêtres moyen-âgeux avaient été chassés en 1492 d’Andalousie, où ils séjournaient dans la banlieue de Cordoue, par la reine Isabelle la Catholique et le roi Ferdinand d’Aragon, et il supposait qu’après avoir traversé le détroit ils s’étaient arrêtés au premier endroit agréable qu’ils avaient rencontré. Le port de Larache est inaccessible aux bateaux parce que les alluvions charriées par le fleuve ont formé une barre à son embouchure, qui empêche les navires d’accoster. Mon grand père paternel était chef d’équipe: il dirigeait le chargement des agrumes transportés sur une barque vers le navire marchand. À la naissance d’Elie, ma grand mère Sol tomba malade et mourut. Mon grand père partit à Tanger pour « tenter de résoudre la situation », mais il ne revint jamais. Mon père orphelin fut élevé par une tante sœur de sa mère. Il bénéficia de quelques leçons d’une institutrice anglaise, et fut scolarisé à l’école primaire de l’Alliance Israélite Universelle (A.I.U.) : des instituteurs y enseignaient le français en appliquant les programmes laïques arrêtés en France sous le ministre Jules Ferry. C’était la vocation de l’A.I.U., créée en 1860 par Adolphe Crémieux et d’autres, pour aider les juifs de cette partie du monde en les émancipant par l’instruction publique d’origine française porteuse des idées de la révolution. Les «hussards de l’Alliance» ne furent pas mieux vus par les rabbins locaux que les hussards de la République par les curés.
En 1912, Elie Cadosch se rendit à Paris pour y apprendre le métier d’instituteur à l’Ecole Normale Orientale, créée par l’A.I.U. en bordure du Bois de Boulogne: on y trouve à l’entrée une copie de la statue de Moîse par Michel Ange. Elle fut longtemps dirigée au lendemain de la deuxième guerre mondiale par un philosophe illustre: Emmanuel Levinas.
Du coté de Constantinople
Ma mère Dora est née de Bension Tchiprouth, instituteur, et de Victoria Pinto, dont le père était boucher. Elle est venue au monde à Istanbul, qu’elle a toujours appelée Constantinople, dans le quartier d’Ortakeuy, qui passe pour être le quartier latin de cette métropole. On y trouve le palais Dolmabahce Saray, au nord du quartier populaire de Galata, qui borde la Corne d’Or sur la rive européenne du Bosphore. C’est un des endroits où passèrent les Galates, ou Gaulois, après avoir envahi toute l’Europe à l’époque romaine avant de s’arreter le long du bord de la Mer Noire, autour de Trébizonde, pays des Circassiens, ou Tcherkesses. Ils ont du passer aussi sur le bord du détroit des Dardanelles et de la mer de Marmara, où se situe la ville de Gallipoli (en grec : la ville des Gaulois ), et où eut lieu une bataille sanglante gagnée par les Turcs contre le corps d’expédition franco-britannique.
Ma mère se rendit elle aussi en 1912 à l’âge de quinze ans à Paris, à l’Ecole Normale Orientale des filles, située aussi à Auteuil. Elle m’a raconté qu’elle était simplement montée dans l’Orient Express sans autre passeport qu’un acte de naissance ottoman, et avait traversé sans encombre toute l’Europe jusqu’à Paris: elle reçut seulement à Budapest et à Vienne la visite de dames d’un Office de protection de la jeune fille. L’Europe existait alors, c’était encore un endroit civilisé, pour très peu de temps!
Peu avant la fin de la Grande Guerre, Elie Cadosch et Dora Tchiprouth au terme de leurs études furent envoyés à l’été 1918 au Maroc, pour y enseigner. Le général Ludendorff avait remporté aux portes de Paris une victoire qu’il espérait définitive, avant l’arrivée en nombre des troupes américaines qui commençaient à débarquer. Ils embarquèrent à Bordeaux sur un bateau qui attendit plusieurs semaines dans la Gironde l’autorisation de partir. Ma future mère était terrorisée à l’idée d’une attaque par les sous-marins allemands, mais on lui rétorqua qu’elle ferait mieux de se méfier des marins saouls.
Elie et Dora firent connaissance sur le bateau et se marièrent peu après leur arrivée. Après ma naissance en 1921, ma mère donna naissance en 1923 à une fille: Sol ou Solange.
En 1924, elle voulut revoir à Constantinople sa famille qu’elle avait perdue de vue depuis 1912. Elle s’embarqua avec ses deux enfants en bas âge, mais la police du port d’Istanbul refusa son entrée sur le territoire autrefois ottoman, mais maintenant turc: obligée de rester à bord du bateau elle revint à Casablanca sans avoir pu rencontrer son père et ses soeurs, bloqués sur le quai par l’autorité portuaire. En effet ma mère était venue avec un passeport d’après lequel elle était de nationalité ottomane, née à Constantinople, et mariée à un marocain. Cela sembla tout à fait suspect aux yeux des révolutionnaires qui venaient de prendre le pouvoir et avaient proclamé une république turque.
Elle ne pouvait être turque, puisqu’elle était absente de ce pays pendant qu’il avait changé de régime. La police lui déclara qu’elle ne comprenait pas comment elle pouvait être née à Istanbul, et que la nationalité ottomane indiquée sur le passeport avait disparu. Bref, elle était soupçonnée d’espionnage, ou de menées contre-révolutionnaires, sans autre base que le passeport incriminé. Agé de trois ans, je fus seul autorisé à descendre un moment sur le quai pour embrasser mon grand père.
Dora fut donc à son retour déclarée apatride, munie d’un passeport Nansen, et finit par être naturalisée française en 1953 quand elle vint en France à sa retraite.
Vers la fin de la Grande Guerre, alors que la bataille des Dardanelles faisait rage, un groupe de jeunes habitants grecs de la ville de Gallipoli, voyant que la guerre risquait de finir par une victoire de leurs ennemis turcs, ont tenté de quitter le pays à bord d’un rafiot grec affreté pour les emmener aux USA.
Le chef du groupe nommé Toledano était le grand-père de Sydney Toledano, devenu par la suite en France le successeur d’Yves Saint Laurent à la tête de Dior et de Givenchy. Le rafiot grec a réussi à traverser la mer Méditerranée jusqu’à Gibraltar, mais n’a pu aller plus loin. Toledano est alors parti vers la France dans le Nord, tandis que ses compagnons de route : Benezra, Candioti, et Madar, se sont dirigés vers le Sud et se sont arretés à Casablanca, où ils ont ouvert trois maisons de commerce grecques et ont épousé mes tantes Léa, Soledad et Fortunée Barujel, dont les enfants sont mes cousines.