Pourquoi kadosch?
Toute parole est codée par l’émetteur dans son langage: et décodée par le récepteur dans le sien; elle transporte de l’un à l’autre d’autant plus d’information que les codes (les langues) de l’émetteur et du récepteur sont semblables. Le message et le code associé sont deux moyens dédoublés de communication par le langage: l’un et l’autre peuvent être utilisés soit comme objet d’emploi, soit comme objet de référence.
Mais dans le cas des noms propres, l’objet d’emploi renvoie à l’objet de référence, le code renvoie au code. Ainsi mon nom patronymique présumé, celui qui figure sur mon acte de naissance, s’écrit: Kadosch. C’est un signifiant écrit, que l’émetteur (moi par exemple) emploie pour désigner un référent: moi-même, ou toute personne qui porte ce nom. Dans le code de toute personne susceptible de communiquer avec moi, le nom propre Kadosch renvoie au code, il signifie: toute personne nommée Kadosch, et il ne signifie rien d’autre.
Toute personne nommée Kadosch: j’ai reçu autrefois une lettre circulaire d’un Kadosch catholique, qui se disait marguillier d’une paroisse du côté de Bâle. Il voulait dresser un arbre généalogique de tous les Kadosch. Pendant quelque temps j’ai rêvé d’une ascendance suisse alémanique. Mais quand je décline mon nom par écrit ou verbalement à qui m’interroge, on me demande souvent s’il n’est pas d’origine hongroise: je n’en crois rien mais j’en suis flatté, car j’éprouve de l’admiration pour le peuple magyar qui compte beaucoup de grands hommes. L’un d’entre eux a suggéré que si la vie est apparue sur terre à la suite d’une invasion par un extra-terrestre, ce devait être à coup sûr un hongrois!
Un écho plus vraisemblable m’est revenu d’Autriche-Hongrie: dans son livre « Totem et Tabou[i] » de 1913, Siegmund Freud mentionne kadosch, (ou Kodausch en allemand), comme un mot hébreu ayant la même signification double et contradictoire que le mot latin sacer, et le mot grec hagios: d’un côté celle de sacré, de l’autre celle de dangereux, d’impur, d’interdit, bien que cette dernière soit plutôt désignée par le mot polynésien tabou. Pourtant la région sacrée de notre corps, soutenue par le sacrum et les vertèbres sacrées, contient les parties que les uns nomment honteuses, les autres nobles, qui sont sources d’impureté, d’excréments, mais aussi de vie
Mais qui dit signification, reconnue a posteriori, ne dit pas origine, cause: le nom propre Kadosch ne signifie nullement le nom commun ou adjectif kadosch, et n’annonce pas les messages qu’il porte, qui ne s’ensuivent pas.
Sacré ou tabou
Très peu de personnes en France s’appellent Tabou: ce nom est porté surtout par des maghrébins, se référant à une autre origine de cette appellation.
On compte environ un millier de gens qui s’appellent Sacré. Ceux d’entre eux qui s’entendent désignés par ce nom suivi de leur prénom sont peut-être choqués, et ont dû vouloir un jour changer de nom.
On raconte l’histoire d’un immigré qui s’appelait Katzmann: Katz signifie chat, et mann signifie homme. Voulant faire oublier son origine, il francisa son nom en Chalomme: ce n’était pas une bonne idée.
Le tabou et le sacré se présentent comme le contraire de la communication, mais dans des sens différents: non seulement la communication, mais le simple contact avec une entité tabou est interdit, de crainte de contagion par une impureté; tandis que le sacré est incommunicable, inaccessible, dépassant le monde et relatif au divin.
Ainsi, aux yeux des hitlériens, le juif était tabou, intouchable: le plus grave danger, mortel, qui les menaçait en 1941, n’était pas le bolchevisme mais l’éventualité d’un contact entre un aryen et une juive, ou une aryenne et un juif, dont la possibilité était fortement accrue par les victoires de la Wehrmacht. Le juif n’appartenant même pas selon eux à la race humaine, un contact sexuel ne pouvait que donner naissance à un monstre qui contaminerait la pureté de la race aryenne.
Et pourtant: on ne peut pas ne pas communiquer, ce serait un danger vraiment mortel, celui-là. Comment les peuples primitifs, non atteints par le délire nazi, s’en arrangeaient-ils ? Heureusement tout n’est pas tabou: le contraire de tabou, appelé noa, est tout objet ordinaire qui se prête à la communication.
Le tabou kadosch est une terreur qui se manifeste par des prohibitions impératives, imposées par une force extérieure mystérieuse dirigée contre les désirs les plus intenses de l’être humain: l’homme est ainsi contraint à une attitude ambivalente: son inconscient selon Freud serait heureux d’enfreindre ces prohibitions; il craint de le faire parce qu’il voudrait le faire, la crainte l’emportant sur le désir.
Les principales prohibitions tabou ont pour objet d’interdire des communications avec les ennemis, les puissants, les morts. On doit se préserver d’eux, de leur contact, et on doit les préserver. Le primitif est dominé par la terreur superstitieuse que lui inspirent les esprits des ennemis qu’il a tués. En raison de l’horreur inspirée par les cadavres, source évidente d’impureté, il tient les morts pour des ennemis, jusqu’à ce que leur esprit ait été apaisé. Il est interdit de prononcer le nom du mort: c’est une partie essentielle de sa personnalité, appeler un mort par son nom est une manière de le toucher, de communiquer avec lui.
Il est interdit aux primitifs de consommer certains comestibles, mais surtout de communiquer avec certaines personnes, certains objets impurs qui inspirent de la crainte, alors qu’ils en éprouvent l’envie.
Interprétation mathématique
Comment un esprit scientifique appréhende-t-il cette ambivalence affective du sacré, où Freud voit l’origine de la conscience, et une préfiguration de l’impératif catégorique, lesquelles ont remplacé de nos jours le tabou qui a progressivement disparu dans la modernité; mais où d’autres voient la base même du discours religieux ?
Laissant de côté la composante affective, le mathématicien René Thom invoque un phénomène attractif-répulsif qui revient sur lui-même, compactifié par un point à l’infini [1] qui serait selon lui le sacré: une forme revêtue de pouvoirs infinis d’attraction et de répulsion qui se compensent. On est fasciné par le sacré et on ne bouge plus.
M.Jourdain fut étonné en même temps que ravi, fasciné de découvrir que lorsqu’il disait: « Nicole, apportez-moi mes pantoufles », il faisait de la prose. Il apprit par la même occasion que tout ce qui n’est point vers est prose, et que tout ce qui n’est point prose est vers, faisant ainsi la découverte des ensembles complémentaires dans un univers de discours illimité. Supposons que je demande qu’on me cite un nombre très très grand et que j’argumente: Oui mais en lui ajoutant un, puis encore un, vous obtenez un nombre plus grand et il n’y a aucune raison de vous arrêter ? Ou que j’affirme: Achille ne rattrapera jamais la Tortue parce qu’on peut toujours diviser en deux l’espace qu’il lui reste à parcourir pour cela ? J’aurai décrit un espace dont les différents points sont bien séparés, mais ne peuvent être contenus dans la réunion d’un ensemble fini d’ensembles de tels points: cet espace n’est pas compact. Toutefois si j’adjoins à l’espace un point oméga: le point à l’infini, la Tortue, et que j’ajoute aux ensembles finis les ensembles complémentaires dans l’espace ainsi augmenté, je l’aurai compactifié, et en même temps sacré. Pourrai-je dire alors: tout ce qui n’est point fini est infini, et tout ce qui n’est point infini est fini ? Je me garderai d’aller jusque là, étant peu familier avec la compacité.
Le nom Kadosch contient la lettre s qui fascine et paralyse l’oiseau: il la voit en même temps comme un ver-aliment et comme un serpent-danger. Il contient aussi la lettre o qui hypnotise les poules: car elle évoque l’oeuf ? parce qu’elle préfigure l’infini sous la forme cyclique de l’éternel retour ? Le symbole adopté par les mathématiciens pour figurer l’infini est l’ouroboros, le serpent qui se mord la queue, un ruban de Moebius qui synthétise le s et le o.
Mon inconscient a dû être fasciné par l’assemblage de lettres Kadosch auquel il s’est arrêté: point final d’une trajectoire chaotique déterministe débouchant sur un attracteur, une chose en soi enfouie dans un cratère de potentiel, une trajectoire parmi d’autres possibles : la langue allemande, où les k et les sch sont monnaie courante, sans le moindre rapport avec mon histoire personnelle.
Rencontres avec des objets naturels et artificiels
J’ai raconté ailleurs comment j’ai rencontré au Maroc pour la première fois le gramophone, le poste de TSF, le téléphone, l’appareil photographique, et quand je suis monté pour la première fois dans une voiture automobile: je n’ai pas osé toucher aux moyens de commande pour la conduire, encore moins pensé à ouvrir le capot pour voir le moteur, et jamais pensé à m’allonger dessous pour comprendre comment ça marchait. Enfin dans cet inventaire d’objets artificiels j’ai peu évoqué les objets naturels.
Je n’ai jamais vu la neige au Maroc, excepté lors d’un séjour de vacances de Noël à Marrakech, au loin, sur un sommet du Grand Atlas, et avant guerre au cinéma, où l’on pouvait admirer les exploits des champions Émile Allais, et James Couttet, promoteurs du christiania pur aval. effectué après un appel rotation.
C’est à la suite de la débâcle de 1940, à mon arrivée à Saint Etienne le 25 Décembre dans l’État Français de Pétain, que j’ai pu pour la première fois de ma vie patauger dans la neige, en saisir à pleines mains pour pétrir une boule, tout au long du cours Fauriel, en me dirigeant vers l’Ecole des Mines locale dont je devais suivre les cours. Certains de mes camarades s’inscrivaient à des stages pour apprendre à skier dans les montagnes environnantes, ou partaient aux vacances scolaires à une station de sports d’hiver, mais je ne pouvais même pas y songer faute d’argent.
J’ai raconté ailleurs comment j’ai revu la neige d’une manière inattendue le premier mai 1945, après avoir été bloqué au Maroc pendant trois ans à la suite du débarquement américain des chars de Patton, jusqu’à la libération de Paris, où j’étais invité à rejoindre ma propre École des Mines au boulevard Saint Michel: lorsque je suis parvenu en rade de Marseille, la colline de Notre Dame de La Garde était recouverte de neige. Mais c’étaient les derniers flocons de l’hiver de 1944-1945 qui fut rude.
Au cours de l’après-guerre, installé définitivement à Paris, je m’y suis familiarisé peu à peu avec la civilisation européenne.
Les années passant, j’ai réussi à passer le permis de conduire et j’ai acheté ma première automobile : une 4 chevaux Renault d’occasion.
Enfin j’ai voulu voir la neige à mon tour et apprendre à skier. Ignorant tout de cette pratique, je suis entré dans un magasin spécialisé, où j’ai acheté des bottes, un pantalon, un anorak et des moufles, puis une paire de skis en frêne et des bâtons : je ne savais pas qu’on pouvait en louer dans les stations de sports d’hiver. Je me suis inscrit enfin dans un club proposant un séjour de vacances de Noêl à la montagne, dans les Dolomites en Italie, et me suis rendu avec tout mon attirail à la Gare de Lyon, pour un voyage de nuit sans couchettes: cela se passait en 1951, on en était encore à la traction à vapeur.
Dès le départ, j’ai croisé dans les wagons retenus par le club mes compagnons de voyage, et fus étonné de les voir bien moins chargés de bagages que moi-même. Il y avait là un groupe important de candidats hivernants qui semblaient déjà se connaître et voyager ensemble: la plupart s’installèrent aussitôt dans les filets de bagages pour dormir: mais lors de l’arrivée du train à Bâle, les Suisses le lavèrent copieusement en vue d’en décrasser l’extérieur, couvert de charbon ; et les occupants des filets en furent délogés énergiquement par les employés de chemin de fer de cette nationalité, pendant la traversée de leur pays.
Dans mon compartiment se trouvaient d’autres voyageurs individuels comme moi: deux couples de skieurs chevronnés apercevant mes bagages encombrants me toisèrent avec mépris et entamèrent entre eux une conversation sur les pistes de la station d’Ortisei, qui leur étaient déjà familières.
Il y avait là aussi deux gamins dont j’appris aussitôt les prénoms: Brigitte, seize ans, et son cousin Jean, quatorze ans; leurs parents leur avaient offert un séjour de vacances de Noêl à la montagne.
Passons sur mes efforts laborieux sur la piste des débutants, où un moniteur autrichien ne parlant pas un mot de français tenta de nous enseigner par gestes le chasse-neige, comment chausser, déchausser, tourner les skis, et même le pas des patineurs sur le plat, dépassant nos capacités.
Mes jeunes amis n’ont pas assez d’argent pour prendre des leçons: ils se débrouillent, font de la luge.
Au restaurant de l’hôtel j’occupe tout seul une table. Brigitte et Jean m’invitent à partager la leur: une discussion scolaire s’engage. Brigitte prépare un baccalauréat, série A latin-grec: je la questionne sur Antigone, «les lois écrites et non écrites», etc.. J’évoque Hubris et Nemesis: la colère et la vengeance. Brigitte me corrige:- non, hubris c’est la démesure! Pour ne pas perdre la face, je rectifie: – oui, bien sûr, la colère des dieux, qui n’écrivent pas, mais se vengent, en rendant fou, démesuré l’homme qui prétend écrire la loi?
Aujourd’hui je m’interroge: oui c’était bien la colère d’un faux dieu, le tyran, voulant imposer sa loi, à qui on opposait jadis une loi morale non écrite, agrapta nomima: dieu désormais déchu, mais dont des adeptes attardés prétendent continuer à vouloir imposer la volonté périmée à un monde nouveau, qui entre temps a appris à ouvrir les yeux, s’est battu contre l’ignorance, a rejeté les prétentions dominatrices des représentants des dieux en place, et a pris la peine d’écrire sa loi pour plus de sûreté, elle n’est plus agrapta.
Là-dessus, je suis interpellé par le meneur de jeu du grand groupe, qui était en train de raconter des histoires drôles à son public:
– Monsieur Kadosch, êtes-vous juif?
Interloqué, je questionne à mon tour:
– Vous connaissez mon nom. Je ne connais pas le vôtre: à qui ai-je l’honneur?
– Cordier.
– Enchanté. Pourquoi cette question?
– Je voudrais raconter une histoire juive.
– Vous venez de raconter une histoire marseillaise, fort amusante: j’ai ri! Je ne vous ai pas entendu interpeller quelqu’un pour lui demander s’il est marseillais?
– …C’est bon, je ne raconterai pas mon histoire juive…
J’ai regretté. Je me suis rappelé le psychanaliste Siegmund Freud: dans son livre sur «les Plaisanteries et leurs Relations avec l’Inconscient», il rappelle une plaisanterie célèbre: dans la Russie d’avant-guerre, deux juifs, disons Avrom et Yakov, se rencontrent à l’entrée de la gare de Varsovie: -Où vas tu, Avrom? demande Yakov- Je vais à Minsk- Ah! vois quel menteur tu fais! Tu me dis que tu vas à Minsk pour que je croie que tu vas à Pinsk…Mais je sais que tu vas à Minsk! Pourquoi tu mens?
Le brésilien Jansy Mello l’a perfectionnée en rajoutant un «ne pas»: Avrom est effectivement un menteur: en réalité il ne va pas à Minsk, il va à Pinsk! Il sait que Yakov croira qu’il lui dit la vérité, exprès, pour le tromper: alors il décide de lui mentir, tout simplement.
Mon excellent ami Louis Duthion m’a raconté un jour l’histoire de deux marseillais: Marius et Olive, se rencontrant sur le grand escalier qui mène à la Gare Saint Charles à Marseille: Marius prétend qu’il va à Nîmes, Olive le soupçonne de vouloir lui faire croire qu’il va à Nice, etc. L’ami Duthion a été surpris d’apprendre que l’histoire était connue et déjà ancienne: la rançon de la gloire.
Dans les années 1960, on pouvait voir aux époques hivernales un spectacle curieux sur certaines pistes de ski à Courchevel, Megève, Méribel et Val d’Isère : un skieur d’un certain âge ramassait des gamelles mémorables, et le derrière dans la poudreuse ou sur la glace suivant le temps, extirpait de son anorak le bréviaire que le nouveau champion jean Vuarnet avait publié pour vanter les mérites de la flexion-extension tellement supérieurs à ceux de l’appel-rotation , et plongeait dans sa lecture à la recherche de la faute qu’il avait pu commettre.
[1] THOM R. : Prédire n’est pas expliquer, Flammarion, Paris, 1991 p.76
[i] FREUD S.: Totem et Tabou, Payot, Paris, 1913