Un utilisateur-innovateur s’est manifesté sur le site de La Défense : le directeur de la Fnac.
Lorsque la Fnac a envisagé d’ouvrir un magasin à la rue de Rennes à Paris en 1972, l’autorité publique lui a demandé, dans la crainte d’un parking sauvage de ses clients sur cette rue, de trouver un garage avant de lui accorder le permis de construire. Elle a négocié à cet effet le sous-sol du Collège Stanislas voisin, et dans un premier temps, on a pensé faire sortir les clients du garage par un ascenseur, qui malheureusement sortait au milieu de la cour de récréation…
On a pensé ensuite à un escalator débouchant juste en face du magasin, mais il lui fallait contourner quelques mètres plus haut vers la droite un site classé des catacombes, puis encore un peu plus haut vers la gauche la piscine souterraine du collège : cela s’appelle une contrainte d’insertion dans un site urbain ; elle s’était déjà imposée au couloir d’accès des automobiles au garage, qui existe toujours et dont on peut voir sur les murs les marques provoquées par ces contraintes ; la hauteur disponible pour la voie aller-retour était de 2,75 mètres, contre plus de 5 mètres pour tout autre moyen de transport existant (le tramway compris), d’où un appel d’offre pour un «parcours du combattant» des people movers : 2,75 mètres de gabarit aller-retour sur une pente de 8% avec un virage sur la droite de rayon 15 mètres aussitôt suivi d’un virage sur la gauche de même rayon sans partie droite intermédiaire, dessinant un S (fig 1).
Fig 1. Gabarit maximum du VEC.
Pas commode à réaliser avec des véhicules accrochés à un câble par une pince, ne pouvant tourner que dans un sens : il aurait fallu arrêter le véhicule à mi-parcours et changer de câble pour tourner dans l’autre sens.
La plupart des systèmes mentionnés ci-dessus POMA 2000, trottoirs, escalators et même ARAMIS ont soumissionné, puis ont reculé devant la difficulté ; le VEC, qui l’a fait grâce à son convoyeur (Fig 2), mais après une mise au point difficile, a pu être exploité deux ans (1977-1978) dans le garage de la Fnac, rue de Rennes.
Pendant ces deux ans d’exploitation, environ un million de parisiens par an ont utilisé ses cabines légères sans moteur, celui-ci étant réparti le long de la voie, donc sans risque de collision, et dépourvues de toit puisque se déplaçant à l’intérieur d’un immeuble.
La principale innovation du promoteur fut par la force des choses d’avoir été obligé de mettre au point son système sur le site même sous le regard souvent peu amène des passants qui passaient à pied, frustrés de n’avoir pas accès au people mover dont la mise au point traîna en longueur pendant plus de deux ans (1974-1976), en raison d’ennuis financiers autant que techniques.
Les techniciens à la peine essuyaient de la part des passants des remarques sans indulgence du genre :
— Pourquoi vous obstiner, vous n’arriverez à rien…
ou :
— Vous vous apprêtez à remettre votre petit train à la Fnac «clefs en mains»…
Un client hargneux qui poussait un landau lança un jour au passage :
— Vous allez nous encombrer longtemps avec votre engin qui ne marchera jamais…
Notre technicien qui n’avait pas la langue dans sa poche tenta de l’amadouer :
— Vous avez là un beau bébé…
L’autre se rengorgea et sourit.
— Il ne marche pas…
L’homme s’éclipsa vite craignant le mauvais œil.
Fig 2. VEC vers le parking de la Fnac.
Ces difficultés contribuèrent beaucoup à effrayer les industriels intéressés par la promotion du système : ils ne concevaient pas qu’on puisse développer et mettre au point un système de transport nouveau ailleurs que dans un atelier fermé, loin du public ; et qu’on prenne ce qui leur apparaissait comme un risque très fâcheux pour leur prestige d’avoir à découvrir sur le site des défauts techniques à corriger sur place, et à affronter les «quolibets» de passants incompréhensifs, alors que c’était une nécessité pour l’insertion dans un site urbain compliqué d’un moyen de transport nouveau dont on n’avait aucune expérience ; nos concurrents étaient dans le même cas que nous et ne cachaient pas leur appréhension quand leur tour viendrait.
Mais quand le système a enfin fonctionné avec une bonne fiabilité, les usagers eux-mêmes se sont révélés des utilisateurs actifs, contribuant par leur comportement à nous aider à mettre au point un système qui a réellement eu l’occasion de transporter l’aveugle, le handicapé, la vieille dame et son cabas, la jeune femme et sa poussette avec un enfant, le client de la Fnac portant une télé ; sans compter la femme de ménage malienne qui s’en servait le matin à l’ouverture pour un autre usage : détournant à son profit le fait que les cabines étaient sans toit, munie d’une tête de loup au bout d’une longue perche qui atteignait le plafond, elle faisait debout le voyage aller-retour dans ces cabines le temps qu’il fallait pour faire tomber la poussière des hauteurs.
Le people mover VEC a été homologué en novembre 1976 dans cette version prototype à 96,7% de disponibilité par une commission RATP-IRT-Ministère des Transports, puis exploité pendant deux ans : en 1977 et 1978 à une disponibilité moyenne en service de 95%, en transportant environ un million d’usagers par an.
Le promoteur n’ayant pas obtenu d’autre commande a été victime d’une croyance illusoire en un marché inexistant : quoique faisant l’objet d’un grand nombre d’appels d’offre par divers pouvoirs publics, une demande de People Mover ne s’est pas concrétisée à l’époque, aucun financement n’ayant suivi les offres.
Quelle conclusion tirer de cette expérience ?
Le garage souterrain existait déjà, bien avant l’arrivée de la Fnac : le désir des commerçants de la rue de Rennes d’y attirer des usagers de l’automobile, conjugué au désir de ces usagers de s’y rendre a été suffisamment fort pour qu’un promoteur ait résolu de creuser un chemin d’accès des automobiles au sous-sol du collège, en surmontant une contrainte d’insertion dans le site urbain un peu moins contraignante, puisque l’usager de l’automobile reprenant son véhicule pouvait quitter le garage par un autre trajet débouchant dans une rue moins commerçante.
Le désir de la Fnac était tout d’abord de faire connaître au public le plus large l’existence du magasin qu’elle envisageait d’ouvrir rue de Rennes ; le people mover était à la fois un moyen technique de canaliser vers le magasin un flux d’usagers de l’automobile arrivant en sens inverse, et un moyen de transport attractif par sa nouveauté. Il était impossible de le faire pénétrer ailleurs que par un chemin parallèle à celui d’entrée des véhicules, et encore plus tortueux.
La Fnac a accepté ce challenge. Elle a suivi avec philosophie les difficultés que le promoteur du people mover a rencontrées sur son parcours du combattant. Le directeur voyant François Giraud s’acharner sans se décourager, ce qui était l’essentiel à ses yeux, hochait la tête en murmurant : «Ils sont fous ces inventeurs». Mais il avait atteint son but : la Fnac rue de Rennes existait, ses usagers l’avaient rencontrée, et ceux d’entre eux qui étaient arrivés en automobile et avaient trouvé désagréable après deux ans d’exploitation du VEC d’être contraints de sortir à pied du garage, se le tenaient pour dit et revenaient par les moyens de transport en commun existants dans la rue de Rennes.
Le créateur a rendu le service attendu par ce client, mais il n’a pas atteint la cible qu’il visait : montrer un People Mover en fonctionnement suffisamment longtemps pour que le public le désire et le réclame. Si le grain ne meurt…
L’exploitation à la FNAC a été arrêtée au bout de deux ans. L’infrastructure est encore visible aujourd’hui ; le «parcours du combattant» du People Mover dont elle garde le souvenir ne s’est pas représenté, et ne saurait constituer un marché. S’il se présentait une demande de People Mover sur un parcours en ligne droite, un système à convoyeur supporterait difficilement la concurrence avec un système à câble inspiré par les télécabines de montagne, qui bénéficierait de l’avantage d’être déjà connu du public. Les People Movers sont restés dans les montagnes enneigées.
Suite => Illusion créatrice d’une alternative à l’automobile : le PRT